«Longtemps, Genève s'est reposée sur ses voisins»

Texte
Eva Hirschi
Photos
Luc Frey

Genève souffre d’une crise du logement qui dure, ce qui n’empêche pas la région d’être attractive: d’ici 2050, la population du Grand Genève, qui compte actuellement un million d’habitants, devrait augmenter de 200 000 à 400 000 personnes. Entretien avec le conseiller d’Etat Antonio Hodgers, responsable du Département du territoire, sur les défis d’un canton transfrontalier.

Il veut densifier la ville, mais reconnaît aussi qu’elle doit devenir plus verte – un équilibre difficile à trouver. Les problèmes de la région genevoise ne sont pas visibles depuis le bureau de l’écologiste Antonio Hodgers, en Vieille-Ville, mais ils occupent chaque jour le conseiller d’Etat. Comment relever les défis des villes en pleine croissance? Comment obtenir l’adhésion de la population aux grands projets de développement? Comment réagir aux changements climatiques dans l’espace urbain? Et comment le faire dans un délai adéquat? Le politicien donne des éléments de réponse.

Antonio Hodgers a rejoint le Conseil d’Etat genevois en 2013 et a pris la tête du Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie qui a été rebaptisé Département du territoire en 2018, lorsque lui a été ajouté le dossier de l’environnement. Il a derrière lui une longue carrière politique: après avoir siégé dix ans au Grand Conseil du canton de Genève, l’écologiste a été élu au Conseil national en 2007 et a présidé le groupe parlementaire des Verts de 2010 à 2013. Antonio Hodgers a étudié les relations internationales et le développement et a fondé un bureau de conseil en mobilité. Il est marié et père de trois enfants.

La pénurie de logements dure depuis plusieurs années. Genève n’entreprend-elle rien et compte-t-elle sur la France voisine et le canton de Vaud pour proposer des logements?

La crise du logement, qui affecte l’ensemble du Grand Genève, reflète un déséquilibre entre l’offre et la demande. Ce déséquilibre est en grande partie dû à la forte attractivité de notre région. Longtemps, Genève s’est effectivement reposée sur ses voisins français et vaudois pour construire des logements. Depuis une dizaine d’années, le rythme de construction dans notre canton s’est accéléré avec l’avènement de ce qu’on appelle les grands projets urbains (Cherpines, Praille Acacias Vernets, Bernex, l’Etang, etc.). Il faut aujourd’hui planifier la suite, toujours avec l’idée d’éviter l’étalement urbain et ses conséquences écologiques.

Le taux de vacance a augmenté au cours des deux dernières années, mais il demeure bien inférieur à 2%. Quelles mesures le canton prend-il pour améliorer la crise du marché du logement?

Pour répondre à cette pénurie, le canton a construit et continue de construire de nouveaux quartiers dans les zones de développement. Nous avons dépassé les 2000 logements construits chaque année depuis 2016 avec un pic de 3500 nouveaux logements en 2023. Malgré cela, le rythme de construction commence à ralentir, confirmant que le potentiel des grands projets va être atteint. Il reste bien sûr le projet Praille Acacias Vernets (PAV) et ses quelque 11 000 logements, mais c’est un projet qui va se réaliser sur plusieurs décennies.

Le plan directeur cantonal actuel prévoit la construction de 50 000 nouveaux logements d’ici 2030. Cet objectif sera-t-il atteint?

Cet objectif est ambitieux mais réalisable si nous maintenons une planification rigoureuse et une coordination étroite avec les communes et les partenaires privés. Les grands projets en cours, comme le PAV et les autres nouveaux quartiers, constituent des leviers clés pour atteindre cette cible.

Le conseiller d’Etat chargé du Département du territoire fait face à de grands défifis. Le canton de Genève a cependant une grande expérience des projets d’envergure: le plus long bâtiment de Suisse y a été construit il y a soixante ans, la cité du Lignon, comprenant 2780 logements.

Le canton dispose-t-il encore de surfaces à bâtir suffisantes pour atteindre ses objectifs?

Les surfaces disponibles existent, mais leur mise en valeur nécessite une approche stratégique centrée sur la densification et la reconversion des friches urbaines. Nous veillons à préserver nos terres agricoles et nos espaces naturels tout en maximisant l’utilisation des terrains urbanisables. Autrement dit, on ne va plus déclasser de zones agricoles. Il va donc falloir trouver des zones déjà bâties – comme nous le demande d’ailleurs la Confédération – pour construire de nouveaux quartiers.

Y a-t-il déjà des plans ou des idées quant à la façon de procéder?

Mon département va prochainement lancer la révision du plan directeur cantonal, qui est le guide du développement urbain. Il doit être approuvé par le Grand Conseil, puis par le Conseil fédéral. Ce document structurant sera élaboré avec l’appui des communes, des milieux économiques, environnementaux et sociaux, ainsi que l’ensemble des branches professionnelles concernées par le sujet. Je souhaite que ce document, pourtant très technique, fasse l’objet d’un consensus large entre ces parties. On ne pourra pas faire l’économie de la discussion de sujets qui fâchent, soit l’emplacement pour des activités industrielles ou à faible valeur ajoutée, et bien sûr pour de nouveaux quartiers.

A quelles zones pensez-vous, par exemple?

Dans la mesure où on ne peut plus toucher à la zone agricole, par injonction de la Confédération mais aussi par conviction, le potentiel se situe dans la zone déjà bâtie, autrement dit la zone villa. Nous devions déjà réussir ce pari dans l’actuel plan directeur cantonal, qui prévoyait que seuls 11% de la zone villa étaient concernés par une mutation urbaine. Nous n’avons réussi à faire bouger que 1%. C’est un sujet compliqué, à Genève comme ailleurs.

Le périmètre du projet Praille Acacias Vernets représente l’une des plus grandes zones de développement en cours en Europe. Pensez-vous que la vision actuelle du PAV aboutira pleinement, notamment avec la réalisation des grandes tours prévues?

La vision actuelle du PAV repose sur des principes comme la densité, la mixité sociale et la durabilité. La réalisation des grandes tours est une réponse architecturale parmi d’autres. Il n’y aura pas que des tours au PAV! Les tours permettent de gagner de l’espace au sol pour des espaces publics complètement réinventés. Oui, je crois que cette vision est plus que jamais d’actualité tant on sait aujourd’hui à quel point les places, les esplanades et les parcs participent à l’identité d’un quartier et à sa qualité. Il va falloir en revanche convaincre les partenaires et le public qu’une tour peut être ouverte au public, qu’on peut boire un verre le soir sur son toit. La tour-bureaux ou la tour pour ultrariches sont des images qu’il va falloir déconstruire.

Dans vos projets, pas uniquement le PAV, vous avez soutenu la densification des zones urbaines existantes plutôt que l’étalement urbain. Quels ont été les principaux défis auxquels vous avez été confronté dans la mise en œuvre de cette stratégie?

Le principal défi a été de surmonter les réticences liées à la densification, souvent perçue comme une menace pour la qualité de vie. Je continue d’expliquer que le problème n’est pas le nombre en soi, mais la manière dont le nombre se comporte. En ce sens, il faut prévoir des mesures adaptées pour accompagner cette croissance, notamment en matière de mobilité et d’infrastructures publiques. La peur du changement est un phénomène qu’on retrouve un peu partout. Changement d’identité pour une commune, changement de paysage urbain, changement démographique. Heureusement, les quartiers mettent du temps à se concrétiser, ce qui permet aux différents partenaires de s’approprier cette nouvelle réalité.

Je continue d’expliquer que le problème n’est pas le nombre en soi, mais la manière dont le nombre se comporte. En ce sens, il faut prévoir des mesures adaptées pour accompagner cette croissance, notamment en matière de mobilité et d’infrastructures publiques.

Comment avez-vous concrètement intégré les attentes des habitants?

Les exemples sont nombreux. Je pense aux Cherpines, au Grand-Saconnex ou au tram des Nations. Mais ils ne sont jamais spectaculaires. Il s’agit souvent d’intégrer le vécu des riverains dans un quartier en devenir. Ce vécu se manifeste souvent autour des cheminements piétons, des espaces verts, du mobilier urbain, de l’aménagement des jardins au rez-de-chaussée. Même considérés comme minimes, ils sont pour moi essentiels parce que de la méfiance, on passe à la projection. Et pour le département planificateur que je préside, c’est un pas énorme. Il peut y avoir un engouement à défendre, mais aussi et surtout à renforcer des activités associatives locales avec le maintien d’une maison dont on ne savait trop que faire. Les concours d’architecture sont aussi un exercice intéressant. Partout où cela est possible, des représentants des associations actives contre le projet rejoignent formellement le jury. En contact étroit avec la réalité d’un projet, ses contraintes et ses opportunités, ils deviennent souvent les meilleurs ambassadeurs du projet lauréat. Enfin, les coopératives d’habitation sont un modèle de participation. Certaines poussent l’exercice très loin. Ce n’est pas donné à tout le monde, mais il y a quelque chose de vivifiant à vivre dans un logement dont on a suivi la réalisation de bout en bout.

Cette stratégie ne voit-elle pas apparaître certaines limites (oppositions, développement de quartiers plus long que prévu, etc.)?

Ce n’est pas parce qu’il y a des oppositions qu’il faut baisser les bras ni freiner notre engagement. Une communication transparente et une capacité à ajuster les projets en fonction des retours des citoyens sont essentielles pour surmonter ces obstacles. Si l’Etat ne s’engage pas fermement à construire les logements, les écoles, les lieux culturels et j’en passe, qui le fera? C’est une question de responsabilité plutôt que d’opportunité.

Une véritable politique publique du logement est-elle réaliste face aux nombreuses oppositions qui entravent souvent les grands projets, parfois jusqu’à empêcher leur aboutissement?

Je tiens à préciser qu’aucun projet de nouveau quartier n’a été arrêté. Parfois, l’ouvrage est remis sur le métier. L’écoute des oppositions doit s’accompagner d’une volonté politique forte. Donc, oui, la politique du logement se réalise au quotidien.

Vous avez mentionné les coopératives, sur lesquelles Genève mise justement. Sont-elles le meilleur moyen d’impliquer les citoyens?

Elles sont une belle alternative, car elles favorisent l’implication directe des citoyens dans la gestion de leur habitat tout en offrant une alternative durable et abordable au marché immobilier classique. La participation du public est protéiforme en fonction de l’échelle du projet, de sa localisation et de son ambition.

Au vu des expériences passées, faudrait-il également impliquer les développeurs privés pour accélérer la mutation urbaine et répondre aux besoins de la population?

L’implication des développeurs privés est indispensable, mais elle doit s’inscrire dans un cadre clair et transparent garantissant que leurs projets répondent aux objectifs sociaux et de durabilité.

Les besoins sont urgents, le rythme ralentit, avez-vous dit. Le délai de traitement des autorisations de construire est un problème. Genève peut-il le réduire?

La numérisation des processus est le levier principal. Mais je tiens à souligner que l’Etat a absorbé une hausse significative des dépôts d’autorisation de construire à effectif constant – ce qui en soi est à saluer.

Antonio Hodgers dans son bureau de l’Administration cantonale, situé dans la vieille ville médiévale de Genève – un contraste avec les projets modernes d'aménagement de nouveaux quartiers auxquels il se consacre au quotidien.

Comment sortir de l’opposition régulière entre la Ville et le canton?

AH Il n’y a pas d’opposition systématique. Au cas par cas, nous parvenons à trouver un terrain d’entente.

Quelles sont les plus grandes divergences entre la Ville et le canton?

Dans le fond, il n’y en a pas. Nous visons tous les deux des logements accessibles à toutes les catégories de la population, des quartiers végétalisés et une économie de proximité. Ce sont plutôt les leviers à disposition qui diffèrent et qui changent le rapport à la manière de faire plutôt qu’à l’objectif.

Il faut assumer la densité comme une opportunité de faire la ville du XXIe siècle.

Quelles sont les priorités pour la Ville et pour le canton?

Nos priorités respectives sont à l’image de nos prérogatives. Un exemple: la Ville est maîtresse en ce qui concerne les espaces publics et l’arborisation. Les autorités cantonales veillent notamment à une utilisation intelligente et rationnelle du sol. Il faut assumer la densité comme une opportunité de faire la ville du XXIe siècle.

La transition écologique est au cœur des politiques urbaines actuelles. Comment intégrer les principes du développement durable et de la transition énergétique dans les projets d’urbanisme genevois?

Chaque projet intègre des normes strictes en matière d’efficacité énergétique, de gestion des ressources et de préservation de la biodiversité. Nous favorisons également l’intégration des énergies renouvelables et des solutions de mobilité douce. Tous les projets sont vertueux, mais je pense que le futur quartier Acacias 1 dans le PAV, qui accueillera à terme une rivière remise à ciel ouvert, des rues sans voiture et des toits aux fonctions multiples (énergie solaire, biodiversité, récupération des eaux de pluie) sera une grande réussite.

La région de Genève occupe une position transfrontalière. En quoi cette situation géographique complexifie-t-elle les projets?

Il faut être honnête, Genève profite largement de son statut de métropole transfrontalière. Nous avons un arrière-pays généreux et diversifié, une main-d’œuvre qualifiée et disponible. Mais cette position attentiste nous a joué des tours, notamment en matière de mobilité. Genève est congestionnée, il est très difficile de se déplacer en voiture, et certains villages sont traversés toute la journée par des pendulaires. Il faut donc rattraper le retard sur ce dossier en construisant la suite du Léman Express et en finançant des parkings P+R sur sol français. A titre personnel, j’apprécie les dossiers de coopération transfrontalière qui nous forcent à réfléchir à une autre échelle tout en développant des solutions pragmatiques.

En regardant les dix prochaines années, quels sont les projets que vous considérez comme essentiels pour l’avenir de Genève?

Le PAV, parce qu’il développe de nouveaux morceaux de ville comme on n’en connaît pas. La rénovation énergétique des bâtiments, qui nous permettra de consommer moins et de diminuer notre empreinte carbone. Enfin, le développement des énergies renouvelables est aussi une magnifique opportunité écologique et économique.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2025. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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