«Tout vient d'en haut.»

L’investisseur immobilier Isaac Schapira est entré sur le marché suisse en 2002. Depuis, les conditions économiques ont changé, rendant d’autant plus cruciale l’importance d’une analyse poussée et des bonnes intuitions. Ce juif orthodoxe poursuit ses projets philanthropiques avec amour et passion.

Issac Schapira in seiner Bibliothek in Tel Aviv beim Talmud-Studium.

Komplex: Votre religion vous autorise-t-elle à vous trouver dans une pièce avec une inconnue pour répondre à une interview?

Isaac Schapira: Je suis un homme d’affaires. Je ne peux donc pas négocier qu’avec des hommes. Il existe tant de femmes d’affaires compétentes. Je dois faire la part des choses. L’important, c’est que nous soyons accompagnés, car un juif orthodoxe ne peut être seul dans une pièce qu’avec sa mère, son épouse ou sa fille. Il vous adresserait certes la parole, mais il ne vous regarderait pas. Pour ma part, je le fais la conscience tranquille. Il existe peu de personnes capables de faire connaître aux adeptes d’une autre religion le parfum et la saveur de notre peuple.

La reine Elisabeth II d’Angleterre vous a nommé officier de l’Ordre de l’Empire britannique, en reconnaissance de vos mérites.

C’était le 30 décembre 2013. Le gouvernement britannique entretenait peu de contacts avec les juifs orthodoxes jusqu’à ce je fasse la connaissance de son ambassadeur, il y a seize ans. Grâce à moi, lui et ses successeurs ont compris l’importance des communautés orthodoxes pour Israël et vu leur forte croissance. J’ai pu lui faire apprécier notre belle culture, ce qui a construit des ponts d’amitié et de compréhension. Je poursuis une démarche similaire avec le gouvernement allemand, ayant ouvert une porte pour le dialogue avec notre communauté à son ambassadeur en Israël. Aujourd’hui, la religion emprunte souvent le chemin du fanatisme, malheureusement. Mais nous sommes différents. Nous sommes des hommes de paix.

Vivez-vous en Israël?

Ma famille y habite. Je vis à Londres.

Vous voyagez donc beaucoup.

Oui, pour mon travail et mes projets. Nous avons une organisation qui œuvre au sauvetage et à la sauvegarde des cimetières juifs en Europe centrale et de l’Est. Avant la Seconde Guerre mondiale, on y comptait 20 000 cimetières. La moitié a été détruite durant ou juste après la guerre. D’autres ont été transformés, notamment en terrains de sport, ces dernières décennies. Nous voulons protéger ceux qui existent encore du vandalisme, de l’antisémitisme et de l’urbanisation. Les juifs tiennent à leurs morts. Nous croyons que l’humain est constitué d’un corps et d’une âme. Le corps cesse un jour de fonctionner, l’âme non. Elle ne peut trouver la paix si le corps ne repose pas en paix. Nous croyons aussi que les morts reviendront un jour. Ce jour-là, tout devra être à sa place. Le 5 avril, le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, a visité l’un de nos projet à Frampol, en Pologne. Le gouvernement allemand a contribué généreusement au budget en 2015 et 2016.

Comment se déroule votre journée de travail?

Je partage mon temps entre trois activités: un tiers de nouvelles affaires, un tiers d’affaires en cours, et un tiers d’œuvres de bienfaisance.

Parlons de vos affaires. Pourquoi se spécialiser dans l’immobilier?

Il faut avoir des objectifs bien déterminés. Mon père possédait quelques immeubles en Israël. Pas à titre professionnel, mais il avait pu acquérir des biens çà et là avec ses économies. Ce domaine ne m’était donc pas complètement étranger. J’ai commencé en Angleterre, en 1997. Les rendements et le marché du crédit étaient très intéressants et j’ai compris que l’on pouvait réaliser de solides affaires à l’échelle locale. Cela m’a motivé à me rendre sur d’autres marchés, tels que la Suisse ou l’Allemagne.

Quand vous êtes-vous tourné vers la Suisse?

En 2002. Les rendements étaient très bons. De nombreux investissements que nous avons réalisés à l’époque ont doublé de valeur. Les rendements ont depuis reculé. Mais dès 2009, les intérêts ont chuté. Le rapport entre revenu de placement et coût de l’argent reste donc positif. Si vous possédez des biens avec un rendement de 3 à 4%, que les taux sont proches de zéro et que seule la marge est à financer, l’affaire reste intéressante. La valeur dépend toutefois du marché des capitaux. Un jeu risqué, car lorsque les taux LIBOR remonteront, ces investissements perdront beaucoup de valeur. Personne ne peut prédire si cela arrivera demain ou dans quelques années. L’économie suisse présente un autre risque. Ses perspectives ne sont pas idéales. Le tourisme et l’industrie d’exportation souffrent de la vigueur du franc. Le négoce de détail est affaibli par l’e-commerce, et de nombreux Suisses font leurs achats à l’étranger. Tout cela impacte le marché locatif. Cela se ressent au niveau des procédures d’encaissement: les arriérés sont plus importants qu’auparavant.

Envisagez-vous de vous retirer du marché suisse?

Non. Nous prenons également en compte d’autres facteurs. La Suisse est synonyme de stabilité, de culture et de sécurité juridique. Dans les affaires, il ne faut pas céder à la pression, mais analyser en finesse. Lors de la crise financière de 2007 et 2008, les investissements ont perdu de la valeur partout dans le monde. En Suisse, ils se sont bien tenus. On peut encore faire de belles affaires ici, dans l’immobilier. Mais il faut être prudent, car tout ce qui brille n’est pas forcément un bon investissement.

En anglais, on dit: 'Put your money where it sweats hardest.'

Comment évaluez-vous un objet avant d’envisager son acquisition?

Quatre facteurs sont synonymes de durabilité. Le premier est la possibilité de relocation à long terme. Suis-je dans une conjoncture, et quelle importance revêt la maison pour le locataire? S’il résiliait son bail, la demande permettrait-elle de relouer immédiatement et, dans la négative, puis-je envisager une autre utilisation? Deuxièmement, le loyer: est-il plutôt dicté par la conjoncture ou durablement stable? Troisième facteur: la technique du bâtiment. Il se peut que le loyer et la demande soient en ordre, mais que je doive investir beaucoup d’argent dans la substance. Enfin, j’évalue les locataires. Peut-être traversent-ils une phase difficile du point de vue économique. Si je ne peux apporter une réponse positive à tous ces points, l’objet ne m’intéresse plus. Et lorsque la viabilité d’un immeuble est correcte, il faut encore se poser la question de sa rentabilité et cela, en termes absolus comme en comparaison avec d’éventuelles autres occasions qui se présenteraient. Nous essayons d’acheter uniquement lorsque la rentabilité est optimale. En anglais, on dit: ‹Put your money where it sweats hardest›.

Où voyez-vous actuellement de nouvelles possibilités d’investissement?

Nous nous intéressons aux Etats-Unis. Beaucoup d’investisseurs de renom qui suivent le marché de près prédisent de fortes corrections des prix à Manhattan dans un avenir proche. Alors qu’en dehors de Manhattan, les prix devraient chuter encore plus: bref, un nouvel âge d’or pour les investisseurs.

Est-ce que vous achèteriez aussi sur une intuition?

Nous procédons toujours de façon analytique, mais il faut aussi développer un sens pour les bons investissements. Car si le côté rationnel est important, l’instinct l’est tout autant.

Quelle est votre cible primordiale? L’immobilier commercial ou résidentiel?

Je ne possède pas de succursale en Suisse. Je peux donc uniquement y investir dans l’immobilier commercial, par le biais de nos sociétés holding luxembourgeoises. Mon frère a épousé une Suissesse et a un passeport suisse. Lui se concentre plutôt sur les immeubles d’habitation.

Quel rapport entre capitaux propres et capitaux étrangers privilégiez-vous?

Notre responsabilité morale est grande. Nous réalisons un investissement uniquement si nous sommes certains qu’il sera encore viable dans dix, vingt ou trente ans. Si nous débutons avec 70 à 80% de capitaux étrangers, en remboursant continuellement notre dette, nous nous en sortons bien à la fin. Nous n’avons encore jamais manqué à nos obligations envers une banque. L’important est de s’assurer des taux d’intérêt sur le long terme, afin de garantir des flux de fonds permanents. Notre planification prévoyante nous protège aussi en cas de dépréciation. Si le marché se redresse ensuite et que l’immeuble reprend de la valeur, nous pouvons soit vendre, soit continuer à profiter de rendements stables. Nous sommes très prudents avec les prix du moment, euphoriques, et qui sont le fait des taux d’intérêt négatifs. Si la politique en la matière devait changer, le marché pourrait corriger.

Nous n’avons jamais failli à notre parole, jamais brisé une promesse.

Y a-t-il une transaction dont vous êtes particulièrement fier?

Je n’aime pas parler de fierté. Je puis seulement dire que nos décisions stratégiques ont toujours porté leurs fruits. En 2002, rares ont été les personnes à avoir décelé le potentiel de la Suisse. Et lorsque nous sommes allés en Allemagne en 2004, le contexte était idéal. Nous avons toujours trouvé d’excellents collaborateurs et développé les bons concepts pour les secteurs où nous sommes actifs. Nous n’avons jamais failli à notre parole, jamais brisé une promesse et jamais agi d’une façon qui aurait fâché les autres parties.

Quels projets avez-vous réalisés avec Halter?

Le premier était le Centre Place de l’Europe, à Berne. Nous avons longuement négocié au début, car nous n’étions pas convaincus de son caractère durable. Ensuite, le concept a été remanié. Mon frère a acheté les logements et moi les surfaces commerciales. Un véritable succès. Le clou, c’était la Limmat Tower. La tour a été rapidement louée, sa qualité est tout simplement fantastique. La semaine dernière, nous avons fêté une des étapes de la transformation des bâtiments de la Dufourstrasse 40 et 50 à Bâle. Enfin, à Neuhausen, nous avons rénové et repositionné un immeuble existant avec le concours de Halter. Et d’autres projets sont en préparation.

Quel type d’immeuble vous intéresse?

Nous investissons dans six secteurs, notamment dans des centres commerciaux. Nous en possédons un à Karlsruhe qui a dû être fermé plusieurs fois en raison d’une trop grande affluence. C’est dire s’il est populaire. Il nous a aussi attiré les faveurs des commerçants. Nous détenons aussi des commerces individuels, des ‹stand-alone›. En 2007, nous avons ainsi acquis un groupe d’EMS en Allemagne, qui se développe très bien. En avril, nous avons ouvert le site de Weil am Rhein et, début 2016, une maison en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Les immeubles de bureaux constituent un autre secteur important. Nous sommes présents aussi dans le secteur logistique, et à l’échelle européenne dans le résidentiel. Si nous restions dans des eaux peu profondes par le passé, nous nous risquons aujourd’hui davantage en eau profonde. En fait, notre appétit pour le risque n’a pas augmenté, mais nous avons gagné en expérience.

Quelles régions de Suisse sont intéressantes à vos yeux?

Pour mon frère, spécialisé dans le résidentiel, toutes les régions à croissance démographique sont intéressantes. Les nouvelles constructions sont toujours positives, car les locataires les préfèrent. Concernant les détaillants alimentaires, nous visons toute la Suisse. Que l’on habite à Adelboden, Embrach, Genève ou Zurich, les besoins alimentaires sont les mêmes. On a également besoin partout de pharmacies. Mais il faut être plus circonspect pour les bureaux. Ils sont le plus aisés à relouer dans les grands centres-villes. Je pense cependant que ce marché va diminuer ces vingt-cinq à trente prochaines années. Grâce aux nouvelles technologies, les besoins de surfaces ont baissé. Les gens peuvent travailler depuis leur domicile. Certaines surfaces resteront donc vacantes.

Avez-vous des conseillers?

Naturellement. Nous travaillons avec les meilleurs spécialistes de tous les domaines. Mais cela aussi n’est possible que par la grâce de Dieu. Permettez-moi de citer une prière du roi David, tirée du psaume 127: ‹Si le Seigneur ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain. Si le Seigneur ne garde la ville, c’est en vain que veillent les gardes.› Ce verset nous enseigne que nous devons nous efforcer pour obtenir la bénédiction de Dieu. Seul celui qui se donne de la peine peut demander l’aide de Dieu dans ses prières.

Si Dieu comble quelqu’un d’argent, il doit faire le bien avec cet argent.

Quel rapport entretenez-vous avec l’argent?

Naturellement, l’entrepreneuriat m’attire. On ressent de la satisfaction dans l’action. Mais lorsqu’on est philanthrope, cette question ne se pose pas. L’argent permet de vivre une vie spirituellement juste et d’étudier la Torah. Si Dieu comble quelqu’un d’argent, il doit faire le bien avec cet argent. Il doit aider ceux qui vont moins bien et leur permettre de vivre dignement. A notre mort, nous ne pouvons pas emporter notre richesse, uniquement nos actions.

Votre grand-père déjà a aidé de nombreux réfugiés pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

Mon grand-père était alors un homme aisé. Avec sa famille, il a fui la Bucovine vers une région de la Roumanie inoccupée par les nazis. Il y avait, à Bucarest, un restaurant dans lequel les réfugiés pouvaient manger à ses frais. Mon père avait 15 ans à la fin de la guerre. En 1949, il a été envoyé en Israël pour étudier. Il est devenu un grand industriel. Ses ateliers fabriquaient toutes sortes de textiles de maison, et il employait jusqu’à plusieurs milliers de travailleurs. Mon père a été décoré pour son activité entrepreneuriale et désigné meilleur exportateur d’Israël.

Mais Avraham Yosef Schapira a aussi été un grand homme politique.

En 1981, son parti l’a poussé à se porter candidat à la Knesset. C’est ainsi qu’il a été élu au Parlement. Plus tard, il fut nommé président de la Banque d’Israël, premier juif orthodoxe à ce poste. Des années durant, les billets de banque ont porté la signature de mon père. Il était extrêmement apprécié et personne ne pouvait se disputer avec lui. Homme politique, il a toujours usé d’un argumentaire orthodoxe basé sur la foi juive, mais il le faisait avec passion et un amour infini. Bien que le futur Premier ministre Ariel Sharon soit issu d’une tout autre frange de la société israélienne, il se rendait tous les vendredis chez mon père pour le repas de midi. S’il était en déplacement, il l’appelait le matin pour lui souhaiter un bon shabbat. Mon père aimait chaque être humain, juif ou non, croyant ou non.

Que vous a-t-il transmis?

Sa conception de la vie. Il m’a toujours dit: ‹Ne sois pas agressif, ne fâche personne, ce que tu fais, fais-le toujours avec passion. Et si quelqu’un te crache à la figure, dis-toi qu’il a dû pleuvoir.›

Pourquoi le peuple juif a-t-il été victime de tant de persécutions par le passé?

En Tchéquie, à partir de 1100 et pendant plusieurs siècles, tous les quarante ans, des Juifs étaient tués, chassés ou réduits en esclavage. A la même époque se sont déroulés les pogromes de Spire, Worms et Mayence. En 1190, tous les Juifs ont été tués à York, et chassés du restant de l’Angleterre. En Espagne, l’Inquisition a fait des ravages au XVe siècle. Les pogromes de Kishinev, dans l’actuelle Moldavie, ont été perpétrés en 1903 et 1905. Même en Palestine, des élèves d’une école talmudique ont été poignardés par des Arabes en 1929. Nous savons ce qui s’est passé peu après, sous le Troisième Reich. D’où vient cette haine? Elle est née le jour où le peuple juif a reçu la Torah, il y a 4000 ans. Les Juifs sont alors non seulement devenus un peuple particulier, mais ont aussi reçu un code éthique pour chaque domaine et facette de leur vie. Le peuple juif a toujours eu un grand rayonnement, ce qui le rend vulnérable. Les Juifs ne représentent que 0,2% de la population mondiale, mais comptent environ 30% des Prix Nobel entre 2001 et 2013. Israël est un tout petit pays, et doit se protéger tous les jours des attaques terroristes. Il faut d’énormes ressources financières pour cela. Dans le même temps, le pays développe des technologies, des médicaments et compte beaucoup de start-up. Israël est une source de spiritualité, de création et de savoir et contribue ainsi grandement au bien-être sur terre.

Et pourtant, les Juifs n’ont pas pu se protéger au fil du temps.

Parce qu’ils n’étaient pas organisés. Ils étaient des déplacés. Dans tous les pays où ils ont vécu, ils sont restés des hôtes.

Où voyez-vous votre avenir?

Je retournerai en Israël. Je veux reprendre l’étude de la Torah. Peut-être reviendrai-je en Suisse pour quelques semaines, une fois par année, avec ma famille.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2016. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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