Écrin sobre pour joyau étincelant

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Nele Rickmann
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Stube 13
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A Zurich, à l’angle de la Bahnhofstrasse et de la Kuttelgasse, l’architecte Tilla Theus, connue pour ses projets de transformation opulents, a planifié la rénovation de deux immeubles. Ceux-ci sont reliés depuis la fin du XIXe siècle et se trouvent à la limite entre la vieille ville et la rue commerçante, sur le tracé des anciens remparts et de leur fossé.

Construite à la fin du XIXe siècle dans le style Renaissance italienne, la façade du bâtiment de la Bahnhofstrasse a été dépouillée de tous ses ornements dans les années 1929/30. La transformation par Tilla Theus vise à redonner toute sa prestance au bâtiment.
Le bâtiment commercial de la Bahnhofstrasse et l’immeuble adjacent de la Kuttelgasse sont reliés entre eux, mais peuvent être utilisés de manière flexible. Des surfaces de vente haut de gamme seront créées au rez-de-chaussée, au 1er étage et au sous-sol. Les étages sup.rieurs seront occupés par des commerces et des bureaux.

L’architecte grisonne Tilla Theus est réputée pour le luxe et l’élégance. Elle s’est fait connaître dans les années 1990 en transformant l’hotel cinq étoiles Widder (1985–1995) à Zurich, et faisait alors déjà preuve de son savoir-faire en intervenant avec délicatesse dans le patrimoine historique des quartiers de la vieille ville. Depuis, Tilla Theus est devenue une icône, surtout lorsqu’il s’agit de projets où les vieux bâtiments doivent briller d’un nouvel éclat. Il n’est donc guère surprenant que cinq de ses projets de transformation se trouvent dans la prestigieuse Bahnhofstrasse de Zurich, dont le fameux Leuenhof avec son confortement parasismique extravagant dans la cour.

L’équipe qui entoure Tilla Theus se fait remarquer par ses idées originales et a le don de traduire les défis actuels en projets intemporels. Alors que d’autres architectes misent sur la linéarité et la sobriété, Tilla Theus se distingue par l’opulence, les ornements et une conception à la fois variée et colorée. Visiter ses réalisations architecturales est une expérience, l’atmosphère est toujours singulière.

Rien d’étonnant donc à ce que le maître d’ouvrage RFR Holding ait confié à Tilla Theus, à l’issue d’un concours, le projet ambitieux de transformation des immeubles contigus de la Bahnhofstrasse 52 et de la Kuttelgasse 10, qu’il a acquis en 2019. RFR évolue lui aussi dans le segment haut de gamme. Ce groupe d’investisseurs d’origine allemande détient notamment dans son portefeuille le célèbre Seagram Building de Mies van der Rohe et le Chrysler Building à New York. Pour Halter SA, qui, en tant qu’entreprise totale, réunit tous les intervenants autour d’une table, ce nouveau projet à Zurich est une „référence peu ordinaire“, comme l’exprime Anna von Sydow, directrice générale de Halter Rénovations. „Sa situation particulière, les exigences tant structurelles que techniques de l’existant et une organisation de grande envergure font de ce projet une affaire complexe“, soulignet‑elle. Un défi que Halter et l’équipe de Tilla Theus relèvent main dans la main.

De grandes baies vitrées ouvrent le rez-de-chaussée vers la Bahnhofstrasse. Les matériaux se veulent nobles et accueillants.

Du „fossé aux grenouilles“ à l’artère de luxe

La Bahnhofstrasse compte parmi les rues commerçantes les plus chères et les plus prestigieuses du monde. Cependant, elle n’a pas toujours été une artère de luxe : en effet, jusque dans les années 1880, c’était un fossé de la ville de Zurich. L’ancien Fröschengraben s’étendait du lac de Zurich jusqu’à la gare centrale, construite en 1847 comme carrefour central pour les trains en provenance de Suisse et de l’étranger. Dans le but de relier la gare aux quartiers situés autour de la Paradeplatz, on commença en 1864 la construction de la Bahnhofstrasse sur le modèle des boulevards parisiens du baron Haussmann récemment créés. Pour ce faire, le Fröschengraben, qui passait devant l’ancien rempart occidental de la ville depuis la fondation de Zurich, fut entièrement comblé.

Dans le cadre de la construction de la nouvelle Bahnhofstrasse, un palais de style Renaissance italienne a été érigé dans les années 1880 à l’angle de la Kuttelgasse. C’est ici qu’emménagea en 1908 la société E. Spinner & Cie, qui employait plus de deux cents personnes dans sa „Seiden-Haus“ (maison de la soie) et organisait dans ses locaux d’impressionnants défilés de mode. Suite à un changement de propriétaire à la fin des années 1920, l’immeuble est passé à la société Pieper & Co., qui a déposé en 1929 une demande auprès des autorités compétentes pour y transformer ses nouveaux bureaux. Le cabinet d’architectes Stettler Ammann Herrigel a misé sur une opération de purification, „d’ou est sorti un projet répondant aux exigences de notre époque“, selon la Neue Zürcher Zeitung du 20 juillet 1930. Celui-ci a notamment sacrifié la façade richement décorée et un oriel rond qui caractérisait autrefois l’angle de la Bahnhofstrasse et de la Kuttelgasse.

La transformation est le reflet d’une époque où l’on condamnait les ornements et décorations. L’architecture prônait la simplicité, les lignes droites et les espaces clairs. C’est cette phase de transformation entre 1929 et 1930 qui marque encore aujourd’hui clairement les deux bâtiments.

La visualisation montre les bureaux spacieux de l’un des étages supérieurs, qui peuvent être divisés grâce à des cloisons en verre.

Des travaux de construction sur mesure

Des plans historiques indiquent l’emplacement des remparts à travers les deux bâtiments de la Bahnhofstrasse 52 et de la Kuttelgasse 10, auxquels se consacrent Tilla Theus et son équipe. Depuis sa construction, le bâtiment de la Kuttelgasse fait partie de la vieille ville et est donc soumis à d’autres exigences en matière de droit de la construction que le bâtiment de la Bahnhofstrasse.

Actuellement, la propriété est entièrement recouverte d’échafaudages. Toutefois, sur la façade donnant sur la Kuttelgasse, les limites des immeubles sont clairement visibles de l’extérieur : une structure verticale indique la séparation historique des deux bâtiments. On remarque ainsi que le bâtiment de la Kuttelgasse est plus bas. Au moment de sa construction, la hauteur du numéro 52 de la Bahnhofstrasse a été alignée sur les façades du nouveau boulevard et a reçu deux étages supplémentaires. L’équipe de Tilla Theus conservera l’aspect extérieur actuel. Seules les différentes surfaces des façades (pierre artificielle, grès, crépi) seront nettoyées. Les fenêtres, qui avaient été remplacées dans les années 1990, seront toutefois démontées et ramenées à leur état d’origine. Cela permettra de restaurer une partie de l’aspect des façades de la Kuttelgasse historique, avec des cadres et des croisillons de fenêtres en bois.

Cette intervention n’est pas la seule à répondre aux exigences de la protection du patrimoine, d’autres travaux sont également soumis à des prescriptions strictes. Ainsi, les anciens hourdis sur poutrelles métalliques de l’immeuble de la Bahnhofstrasse méritent d’être conservés. Dans la Kuttelgasse, la cage d’escalier est un des éléments placés sous protection particulière. Ici, Tilla Theus entend redonner vie à la substance historique grâce à l’utilisation de peintures et de matériaux spéciaux. Pour le reste, l’intérieur commun des deux bâtiments sera entièrement vidé. Cela est indispensable afin de répondre aux exigences légales actuelles et aussi parce qu’une grande partie de la substance a été détruite et remplacée lors de travaux de construction dans les années 1990. „Le gros défi est surtout lié à l’accumulation de différentes couches historiques et techniques de construction“, explique Björn Missbichler, responsable de chantier chez Halter Rénovations et chargé de la transformation sur place.

Vue de l’intérieur des bâtiments désossés. Les plafonds non protégés ont été entièrement retirés et refaits. Des interventions statiques renforcent la nouvelle construction, qui réagit aux éléments existants superposés lors de précédentes transformations.

Un aménagement flexible

En partant du sous-sol, le complexe de bâtiments sera transformé au cours des prochains mois en un spacieux espace de vente sur trois étages. L’ensemble du rez-de-chaussée et du 1er .tage sera ouvert c.t. Bahnhofstrasse par de grandes baies vitr.es. D’autres surfaces commerciales et des bureaux seront aménagés dans les trois, respectivement cinq niveaux supérieurs. Côté Kuttelgasse, l’appartement
en attique existant doit être rénové conformément aux exigences. De vastes toits-terrasses aux derniers étages des deux immeubles offriront aux nouveaux usagers une vue exceptionnelle sur le centreville de Zurich. Pour desservir les différents étages, la cage d’escalier principale centrale de l’immeuble de la Bahnhofstrasse, qui assure en outre désormais des fonctions de contreventement et de confortement parasismique, a été replacée à son emplacement d’origine – après avoir été déplacée plus vers l’avant, en direction de la façade, dans les années 1990. Les surfaces des différents étages gagnent ainsi en polyvalence pour pouvoir être utilisées et investies de différentes manières.

Dans le cadre de ce projet, Tilla Theus et son équipe posent les bases pour d’autres affectations futures en rénovant avec soin la structure des bâtiments conformément aux exigences statiques et énergétiques. Ce faisant, ils misent sur la flexibilité. Ainsi, l’espace de vente peut être divisé et utilisé séparément à tout moment, en fonction de l’évolution des exigences. La répartition initiale en deux bâtiments favorise cette idée, car elle permet de garantir un accès depuis chaque rue et une distribution verticale via les deux cages d’escalier.

Suite à de gros travaux réalisés dans les années 1929 et 1930 et à plusieurs transformations ultérieures, la maison de la Kuttelgasse et surtout le bâtiment de style Renaissance italienne de la Bahnhofstrasse, qui ressemblait à l’origine à un palais, ont perdu en présence urbanistique. La rénovation menée par Tilla Theus doit permettre de la leur restituer. Même si l’enveloppe reste discrète et sobre par rapport aux bâtiments voisins, l’intérieur aménagé de manière qualitative contribuera, après l’achèvement prévu en décembre 2023, à rendre à ces immeubles leur panache sur l’une des rues les plus prestigieuses du monde.

Plan du rez-de-chaussée : les deux bâtiments ont été réunis en un seul immeuble. L’espace ouvert et ses deux cages d’escalier permettent un usage flexible.
Coupe côté Kuttelgasse : le bâtiment de la Bahnhofstrasse 52 dépasse son voisin de deux étages. Les deux bâtiments disposent de terrasses sur les toits.
Elévation côté Bahnhofstrasse : le socle, revêtu de pierre artificielle, se distingue des étages situés au-dessus, dont les façades sont en grès.

La construction dans l’existant est le fil conducteur du travail de Tilla Theus : de sa première oeuvre, la maison de retraite Hof à Mollis (1970–1973), en passant par son projet le plus connu, l’hôtel cinq étoiles Widderà Zurich (1985–1995 ; 2012–2017), jusqu’aux transformations récentes, comme le Leuenhof dans la Bahnhofstrasse à Zurich(2017–2023) ou encore l’hôtel Caspar à Muri(2017–2022).

Les projets de Tilla Theus montrent comment aborder les tendances architecturales de manière contemporaine tout en conservant soigneusement l’existant pour les générations futures.

Tilla Theus (79 ans) est connue depuis plus de trente ans non seulement pour ses réalisations architecturales, mais aussi pour son look, soigné dans les moindres détails.

Tilla Theus und Partner AG

Née à Coire, Tilla Theus a étudié à l’EPF de Zurich, où elle a obtenu son diplôme en 1969. Elle a ensuite travaillé au sein d’une communauté d’architectes avant de fonder son propre bureau, Tilla Theus und Partner, en 1985. De 1974 à 2006, cette architecte a siégé à la commission des monuments historiques du canton de Zurich et, de 1981 à 1993, à la Commission fédérale des monuments historiques. On peut citer parmi ses projets les plus remarquables la transformation de l’hôtel Widder (1988–1995), la construction du nouveau quartier général de la FIFA (2003–2006) et la transformation du Leuenhof (2016–2022), tous situés à Zurich. Actuellement, elle travaille avec quinze collaborateurs sur de nombreux projets. Le bureau est spécialisé dans les constructions neuves dans des contextes urbains exigeants, une architecture d’intérieur unique en son genre ainsi que des projets de transformation et de rénovation minutieux de bâtiments historiques protégés. Tilla Theus s’est ainsi fait connaître au-delà des frontières de la Suisse et est devenue l’une des architectes les plus réputées de notre époque. → www.tillatheus.ch

Komplex : Qu’est-ce qui vous inspire dans la construction à partir de bâtiments existants ?

Tilla Theus : Mon objectif n’est pas de mettre en oeuvre mes propres idées sur un terrain vierge. Ce qui m’a toujours intéressée, c’est le dialogue entre ce qui a été imaginé auparavant et ce qui sera développé à l’avenir.

Quels défis vous et votre équipe devez alors relever ?

Il s’agit d’explorer l’âme du bâtiment et de comprendre l’attitude des architectes qui l’ont créé. Comme une détective, j’étudie l’existant jusque dans ses moindres recoins pour identifier les modifications que le bâtiment accepte et celles qu’il ne tolère pas. Je cherche à poursuivre la construction de manière positive, en tenant compte du bâti ancien et en le réinterprétant.

Comment mettez-vous en oeuvre des mesures énergétiques sous la pression de la crise climatique ?

La construction dans l’existant n’est pas incompatible avec l’assainissement énergétique.Il faut ici raisonner en couches fines selon le principe de l’oignon, plutôt que d’asphyxier le bâtiment par une mesure épaisse et monocouche. Toutefois, les exigences énergétiques ne sont pas les seules à représenter un défi, la protection antisismique l’est tout autant. Les renforcements statiques peuvent détruire l’essence d’un bâtiment.Dans le cas du Leuenhof, nous avons donc déplacé la protection antisismique dans la cour intérieure, où elle ressemble à une intervention artistique.

Où les rénovations de luxe ontelles encore un sens de nos jours ?

Le luxe à lui seul n’est qu’une coquille vide. Toute rénovation doit générer une plus-value – sur le plan économique, écologique et esthétique. C’est comme pour les personnes : un bâtiment doit toujours évoluer, s’adapter à son époque et surprendre.

Comment votre travail peut-il contribuer à la densification ?

Densifier signifie générer des usages supplémentaires. Dans le bâti existant, cela peut se faire grâce à des plans intelligents ou à des ajouts horizontaux ou verticaux, peut-être même à l’avenir sous terre avec des atriums végétalisés et colorés.

Quels sont les arguments en faveur d’une construction neuve de remplacement ?

Une construction neuve peut elle aussi être intéressante et conçue avec soin, et ouvrir la voie à la nouveauté. Quand la substance existante est insuffisante, une construction de remplacement est la bonne réponse.

Contrairement à l’architecture suisse, généralement sobre, vous misez sur l’opulence. Où vous situez-vous dans le discours architectural ?

En transformant l’hôtel Widder, j’ai lancé une nouvelle tendance dans l’hôtellerie cinq étoiles, celle de l’authenticité et du vrai. D’abord, mes collègues se sont gentiment moqués de moi, car c’était l’époque de la « boîte suisse », qui donnait le ton dans le secteur de l’architecture. Notre approche était alors radicalement nouvelle pour un hôtel. Aujourd’hui encore, trente-huit ans après le début de la planification, cette attitude continue de susciter l’enthousiasme.

Quels sont vos projets vedettes ?

Tous – ce qui me plaît, c’est avant toute chose la diversité.

Comment vous y prenez-vous pour créer des atmosphères uniques avec vos projets ?

J’essaie d’appréhender les bâtiments dans leur ensemble, je ne fais pas de distinguo entre les espaces représentatifs et les espaces prétendument moins importants, ni entre architecture, rénovation technique et architecture d’intérieur. Tout doit être d’un seul tenant et obéir au même principe. C’est un processus long et intense : un travail de réflexion ardu, de nombreux essais, divers échantillons de matériaux et leur transformation, et bien sûr, des échanges et des discussions avec mon équipe.

Dans votre travail, réfléchissez vous longuement ou faites-vous plutôt confiance à votre intuition ?

Il faut laisser une place aux deux. Souvent, après de longues recherches et des réflexions intenses, on trouve la clé intuitivement.

Quelles autres leçons avez-vous apprises au cours de votre longue carrière d’architecte ?

De nombreux chemins mènent à Rome. Il est important de faire preuve de patience.

Quel conseil donneriez-vous à vos jeunes collègues ?

Réjouis-toi de l’avenir et travaille dur ! Le chemin est semé d’embûches, mais il procure une joie infinie lorsque le résultat est là. Cela vaut la peine de se donner du mal pour pouvoir vivre la vision que l’on a construite.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2023. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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