La densification ne doit pas être une coquille vide

Plans
«Atlas zum Städtebau»

Responsables politiques et opinion publique s’accordent sur un constat : si nous voulons préserver notre paysage, nous devons densifier l’espace urbain. Mais la mise en oeuvre concrète de cette ambition se heurte régulièrement à de fortes résistances de toutes parts. Quelles stratégies adopter pour mener à bien, de façon durable et qualitative, la mission d’aménagement du territoire que nous nous sommes fixée ?

Passeig de Gràcia, Barcelone, 1:13 000

Approuvée en 2013 à une large majorité de 63%, la nouvelle loi sur l’aménagement du territoire (LAT), entrée en vigueur en mai 2014, a pour principal objectif la densification vers l’intérieur du milieu bâti. Il s’agit d’absorber la croissance démographique actuelle et future en Suisse (10 millions d’habitants à l’horizon 2040, contre 8,5 aujourd’hui) tout en empêchant l’extension du territoire urbanisé. Les paysages, la nature et les monuments existants doivent être préservés. L’esprit de la loi est unanimement reconnu et accepté, et pourtant, cinq ans seulement après son entrée en vigueur et quelques timides premiers pas, la désillusion et l’impuissance règnent en maîtres.

Les résistances au sein de la population se renforcent. Pas un projet de densification, ou si peu, qui ne soit combattu au moyen de procédures politiques ou de recours – par des particuliers, des groupes d’intérêt ou des services administratifs. Collision entre des intérêts aussi divers qu’individuels et entre des lois, des plans et des règlements d’application contradictoires : les blocages sont légion et entravent une densification pourtant urgente. Pendant ce temps, la croissance effrénée et non coordonnée du milieu bâti se poursuit, avec son cortège d’agglomérations sans visage ni âme et une pénurie flagrante de logements modernes et abordables dans les centres économiques.

Pour traiter le sujet de la densification avec le sérieux requis et être à la hauteur du mandat politique que nous nous sommes donné, nous devons développer des visions, des stratégies, des outils et des procédures appropriés, permettant de trouver un point d’équilibre entre les intérêts opposés, de faire avancer le processus de transformation à la vitesse requise et de poursuivre le développement de notre patrimoine architectural dans la qualité visée.

Planifier et construire à nouveau des villes

La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui n’est pas nouvelle. Dès la fin du XIXe et le début du XXe siècle, l’accélération de l’industrialisation a provoqué un accroissement de la population qui s’est accompagné d’une pression migratoire considérable sur les centres économiques. Pour répondre à la demande de logements abordables, de nouveaux quartiers denses virent le jour dans les communes de la périphérie de Zurich, par exemple, où s’installèrent principalement des travailleurs aux revenus modestes. Au regard des mauvaises conditions d’hygiène et des dysfonctionnements sociaux qui y régnaient, une première vague d’incorporations de communes fut réalisée en 1893 afin de permettre une planification globale. En intégrant la commune d’Aussersihl, Zurich gagna ainsi plus d’habitants qu’elle n’en comptait elle-même. La ville se développa alors à ses frontières extérieures en adoptant les modèles des métropoles de l’époque, notamment les immeubles en îlots fermés. Tandis que ce type d’habitat était alors peu apprécié et plutôt réservé aux couches de population défavorisées, Aussersihl, Wiedikon ou encore Seefeld font aujourd’hui partie des quartiers résidentiels les plus recherchés de Zurich en raison de leur densité urbaine élevée et de leurs espaces publics accueillants.

La pression de croissance ne faiblissant pas, les édiles décidèrent d’organiser un concours international pour le Grand-Zurich, sur le modèle de Berlin. L’objectif était de réfléchir en faisant fi des frontières traditionnelles et de développer des visions et des stratégies reposant sur les approches d’urbanisme les plus modernes. La pragmatique et zwinglienne Zurich n’a cependant réalisé que quelques-uns des projets, pourtant intéressants et largement salués, présentés au concours. Pendant l’entre-deux-guerres, les crises et la pénurie de moyens financiers condamnèrent les grands projets visionnaires tels que celui qui avait fait naître, au XIXe siècle, sous la houlette de l’ingénieur municipal Arnold Bürkli, la Bahnhofstrasse, le quartier de la gare et l’aménagement des rives, à rester au stade de projets. Cependant, le concours permit de sensibiliser les esprits aux atouts de la planification urbaine et de l’urbanisme en Suisse. La nomination de Hermann Herter et Konrad Hippenmeier, deux lauréats du concours, aux postes d’architecte de la ville et d’adjoint à l’ingénieur municipal va marquer l’entrée dans l’administration de la ville des idées portées par un urbanisme moderne.

Malheureusement, la prise de conscience et la culture de l’urbanisme n’ont été que de courte durée. Dès l’après-guerre, la voiture entame sa domination, soutenue par l’idée selon laquelle la mobilité est la meilleure alliée d’une croissance en cours de redressement. Des infrastructures de transport vont alors être conçues et construites sans égard pour les villes. Des agglomérations vont voir le jour, amorçant un mitage sans âme ni structure de notre paysage et de nos villages.

La nouvelle loi sur l’aménagement du territoire est la manifestation politique du constat que nous devons mettre un terme à ce type de développement de l’habitat. « Densifier », tel est le nouveau mot d’ordre. L’injonction s’adresse à tous les cantons, toutes les communes, avec, pour conséquence, que nous allons densifier partout. Partout un petit peu, mais nulle part véritablement. Le principe démocratique veut que chacun paie son tribut à la croissance : personne ne doit supporter une trop lourde charge et personne ne doit en profiter indûment.

Cité de Trévise, Paris, 1:13 000
Zentralhof, Zurich, 1:13 000
Piazza Farnese, Rome, 1:13 000

L’effet en termes d’aménagement du territoire ? Un bétonnage de l’agglomération. Les indices d’utilisation vont augmenter partout, dans une « mesure raisonnable » par égard pour les « structures établies ». Des zones dignes d’être préservées, par exemple des cités-jardins ou encore des quartiers de maisons individuelles, attrayants et recherchés, vont enfler démesurément, perdant leurs contours et leur caractère. Ailleurs, surélévations et extensions viendront compléter des lotissements moins réussis, prolongeant ainsi leur cycle de vie de 50 à 100 ans.

La densification est indispensable, mais elle doit être réalisée intelligemment : au bon endroit, dans une mesure pertinente et en aucun cas là où il existe des structures de qualité dignes d’être préservées et répondant à la demande ni là où il en résulterait un trafic excessif. Seule une densification judicieuse pourra soulager un marché immobilier tendu. Elle seule fera naître des lieux denses, où une vie palpitante et des offres diversifiées pourront se développer et perdurer. En d’autres termes, nous devons à nouveau planifier et construire des villes. En Suisse, dans un milieu bâti bien délimité, cela signifie d’une part transformer les lieux bénéficiant d’excellents raccordements en véritables villes et d’autre part poursuivre le développement des villes à leur périphérie et créer des quartiers urbains denses. Le milieu bâti actuel doit faire l’objet d’une approche plus différenciée. Il faut créer des contours nets.

Les incorporations de communes telles que celles pratiquées il y a cent ans ne sont pas indispensables. A l’inverse, l’idée d’un concours à l’image de celui du Grand-Zurich pourrait être reprise, également à Berne, Bâle, Lucerne, Genève et Lausanne. La planification urbaine et l’urbanisme doivent à nouveau être enseignés et pratiqués. Mettons à profit et inspirons- nous des nombreux exemples qu’offrent les villes européennes et faisons évoluer notre culture du bâti. Les gens recherchent la ville, une desserte excellente, la diversité de l’offre de travail, de culture, de gastronomie, de formation et de divertissement. Ils apprécient les rues et les places, les jardins publics et les rives aménagées. Ils ont besoin de logements abordables à proximité du centre-ville. Si nous voulons répondre à ces attentes légitimes, nous devons repenser, redéfinir et réaffecter le territoire en dépassant le prisme politique. Nous devons délimiter des espaces urbains et les planifier selon une approche stratégique, cohérente et axée sur un horizon temporel de plusieurs décennies, pour entamer ensuite une construction progressive et de grande qualité.

Dans notre société fondamentalement démocratique, c’est plus facile à dire qu’à faire. Cela requiert des impulsions – citons à titre d’exemple l’étude réalisée par le groupe d’architectes Krokodil –, de l’engagement, du temps et du travail de persuasion. Il faut des outils et des processus appropriés. Il faut remettre en question, modifier, voire supprimer complètement les plans existants, tout comme les procédures et structures traditionnelles. La tâche est ardue. Mais dans notre pays fédéraliste, nous pourrions avoir la chance de voir certains cantons ou certaines communes montrer l’exemple et ouvrir la voie à une nouvelle ère de l’aménagement du territoire, de l’habitat et de l’urbanisme suisses.

Des règles d’urbanisme plutôt que des indices d’utilisation

Les exigences en matière d’aménagement du territoire ont changé, mais les instruments sont restés les mêmes. Ils datent de l’époque de la croissance industrielle où, pour des raisons d’hygiène de la construction, il a fallu séparer les utilisations les plus polluantes de celles plus calmes, une ère au cours de laquelle la mobilité individuelle n’a fait que progresser, alimentant les aspirations à vivre à la campagne, hors des villes bruyantes, malodorantes et à l’activité frénétique. Les zonages qui définissent aujourd’hui la majorité du territoire bâti portent encore en eux cette idée de la séparation des utilisations. Ils séparent là où aucune séparation n’est plus nécessaire aujourd’hui, voire où une diversification serait souhaitable pour stimuler et optimiser la mobilité. Les industries de haute technologie typiques de la Suisse, telles que la biotechnologie, la microélectronique ou le développement de logiciels, n’occupent plus des halles immenses et bruyantes, mais de plus en plus souvent des immeubles de bureaux.

Aujourd’hui, les règlements de construction définissent le type et le degré de l’utilisation, les distances, les hauteurs de bâtiment, les structures de toit, etc. Ils sont schématiques, monotones et interchangeables. Ils ne sont porteurs d’aucune vision, d’aucun concept d’urbanisme, d’aménagement ou d’occupation. Ils ne font aucune distinction entre l’espace public et l’espace privé et son utilisation. Un ensemble de règles adapté à une zone industrielle ou commerciale a bien peu de chances d’être adéquat pour définir un quartier, que ce soit dans un village, une commune ou en centre-ville.

Le résultat – cette succession indéfinie de maisons, d’utilisations et de faubourgs – est particulièrement visible sur le Plateau suisse, où aucune architecture, aussi bien conçue soitelle, n’est en mesure de compenser le manque de volonté de planification en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire. Les efforts déployés aujourd’hui pour parvenir à une densification de qualité, principalement sur d’anciens sites industriels, constituent de premiers pas prometteurs. Cependant, n’étant mis en oeuvre qu’à l’échelle parcellaire sous le régime des plans de zones, sans tenir compte de l’espace dans son ensemble et tendant trop souvent, par excès de bonnes intentions, à s’étioler aux frontières, ils restent fragmentaires et se perdent dans l’immensité sans contours des agglomérations.

Nous devons dépasser le régime des règlements universels et technocratiques sur les constructions et les zones et développer des idées spécifiques pour chaque lieu. Il s’agit pour l’essentiel de définir les espaces publics, routes, places, parcs et rives, car ces éléments relèvent de l’intérêt général, remplissent des fonctions d’utilité publique et déterminent le caractère et la vie d’un lieu. Les alignements (obligatoires), la hauteur des bâtiments et des gouttières peuvent ainsi reprendre de l’importance, tout comme la conception des façades et des rezde-chaussée. Plus les règlements sont restrictifs à l’égard de l’espace public, plus la liberté accordée à l’intérieur des parcelles peut être grande. Il n’est plus nécessaire alors d’imposer des utilisations et des densités, celles-ci pouvant être laissées à la discrétion du maître d’ouvrage. Concernant les exigences en matière d’hygiène ou de police du feu, les lois et ordonnances correspondantes offrent une base suffisante. Naturellement, certains paradigmes, comme la protection contre le bruit et l’ensoleillement, doivent être remis en question, des restrictions excessives étant susceptibles d’empêcher la construction de logements urbains bon marché dans des endroits moins privilégiés en termes de bruit mais néanmoins demandés. Quant au règlement discutable sur les deux heures d’ombre, il constitue une entrave à la réalisation d’ensembles ou de quartiers d’immeubles élevés pourtant très efficaces et sensés en termes de densification.

L’abandon des règlements génériques et abstraits sur les constructions et les zones au profit de directives de planification concrètes, répondant aux spécificités du lieu et capables de garantir le niveau de qualité requis exige une volonté d’aménagement, une prise de responsabilités et une affirmation politique. Choisir une idée, un concept, une stratégie et les défendre personnellement est une condition indispensable pour permettre une densification intérieure pertinente et de qualité. Il s’agit là d’un acte d’autorité de législation et d’adoption des plans. Et cela exige à la fois courage et leadership de la part de l’exécutif ainsi que de la clairvoyance de la part du législatif.

Malheureusement, bon nombre d’autorités politiques se soustraient à cette responsabilité. Elles laissent dans une large mesure aux maîtres d’ouvrage privés ou institutionnels le soin de lancer des projets de densification, pour leur imposer ensuite, dans le cadre de procédures dites coopératives, des règles et conditions, voire leur faire assumer des obligations et exigences qui dépassent leurs capacités. De plus, elles renvoient ces derniers à la procédure législative difficilement prévisible en matière de plans d’affectation spéciaux et aux révisions des plans directeurs et des règlements sur les constructions et les zones. Par le passé, de tels risques politiques pouvaient encore être compensés par les augmentations de valeur, principalement liées à la baisse constante des taux sur les marchés des capitaux. Mais il est à craindre que, dans un contexte de marché plus tendu, l’économie privée ne cherche plus à relever ces défis et opte pour des constructions standardisées. Une chose est certaine : la planification et le développement urbains se feront au hasard des initiatives privées et ne s’inscriront dans aucune vision ni aucun plan d’ensemble supérieurs.

Hackesche Höfe, Berlin, 1:13 000

Procédures pour une meilleure qualité et davantage de sécurité juridique

La démocratie et l’Etat de droit sont des piliers essentiels de notre société, et cela transparaît aussi dans les procédures de planification et d’autorisation en vigueur. Les particuliers, les groupes d’intérêt et les autorités disposent de nombreuses voies de recours, la planification découle en majeure partie de décisions adoptées par voie de démocratie directe. Notre appareil législatif et normatif est très productif et nous disposons d’un nombre croissant de fonctions publiques et de fonctionnaires qui – sans nul doute pétris de bonnes intentions – tentent de prendre en compte tous les intérêts et d’éliminer tous les risques potentiels. Le prix à payer par les acteurs du marché et par l’économie est exorbitant. Nous planifions beaucoup trop longtemps, construisons beaucoup trop cher et entretenons une coûteuse armée de consultants et de juristes qui ne génèrent pratiquement aucune valeur ajoutée. Ainsi, contrairement à tous les autres secteurs de l’économie, y compris l’agriculture, la productivité dans le secteur de la construction n’a pas augmenté au cours des deux dernières décennies – elle a même reculé dans le secteur immobilier.

Par la nature des choses, les projets de densification voient s’affronter une grande diversité d’intérêts et l’on observe déjà une nouvelle augmentation massive des recours ou d’autres actions retardant sensiblement ou empêchant leur poursuite. Ils se heurtent à la peur du changement, à la crainte de perdre son environnement habituel, ainsi qu’aux préoccupations écologiques et de protection de la nature et des monuments. La multitude des voies de recours, les importants obstacles qu’elles constituent ainsi que la densité des intérêts consacrés par la loi menacent à différents titres le calendrier de réalisation, voire la réalisation à proprement parler, de tout projet de densification. Comme il est impossible de déterminer si les oppositions soulevées correspondent ou non à des intérêts effectifs, cette question devient accessoire.

Si nous voulons promouvoir une densification sérieuse et pertinente, nous devons nous doter de procédures dans le cadre desquelles les intérêts privés et publics peuvent être évalués et pesés de façon juridiquement contraignante, à des coûts prévisibles et dans des délais raisonnables. La complexité croissante et la diversité des prétentions nous obligent à avancer progressivement et à recourir à des solutions comme celles qu’offre d’ores et déjà la numérisation.

En Suisse, le concours d’architecture est considéré comme une procédure importante et largement établie pour garantir la qualité. Faisant la part belle à la créativité et à la diversité des idées, il peut, notamment dans le cadre de processus de sélection en plusieurs étapes, aboutir à des résultats de grande qualité et aux multiples atouts. Les exemples de concours d’urbanisme ou d’architecture très réussis sont légion. Le concours pour le Grand-Zurich, évoqué plus haut, en fait partie, même s’il n’a été mis en oeuvre que dans une moindre mesure. Les concours d’idées permettent d’exploiter les immenses compétences techniques et créatives présentes en Suisse, mais aussi à l’étranger, et d’assurer la qualité et la durabilité de nos projets de construction publics et privés et de l’aménagement de notre environnement.

Si les projets de construction reposent non seulement sur des normes qualitatives mais aussi sur des normes économiques, les chances que soient effectivement mises en oeuvre les bonnes solutions augmentent. Pour cela, les concours de prestataires globaux ou d’investisseurs doivent être préférés aux concours de pure planification, car ils créent un effet contraignant, empêchent la présentation de projets fantaisistes irréalisables et fournissent en définitive des bases tangibles pour la prise de décision. Si, en outre, les participants au concours sont tenus au respect des principales données économiques, les échecs dus aux facteurs financiers peuvent, dans une large mesure, être écartés.

Les mises au concours présentent l’avantage non négligeable de refléter des préoccupations très différentes et même contradictoires. Bien souvent, les projets de densification se heurtent à des intérêts écologiques ou relevant de la protection des monuments. Le programme du concours permet d’aborder ces intérêts divergents et d’en débattre, de les évaluer et de les équilibrer lors des différentes étapes de sélection. Le facteur décisif pour le succès de la procédure et de la réalisation ultérieure est toutefois que les différents représentants d’intérêts habilités à faire opposition plus tard non seulement soient consultés, mais qu’ils participent activement et de manière contraignante à la pesée des intérêts dans le cadre de cette procédure. Un concours, en particulier s’il comporte plusieurs étapes, est idéal pour mener un débat global et techniquement approfondi sur les solutions envisageables. Et, à défaut de toujours résoudre l’ensemble des conflits avec élégance, il a pour le moins l’avantage d’offrir un cadre pour ces discussions et d’approfondir certaines questions spécifiques.

Pour que la pesée de l’ensemble des intérêts puisse se faire sérieusement et être porteuse d’avenir, toutes les parties doivent s’engager par avance à soutenir la solution retenue conjointement, c’est-à-dire la décision claire du jury, et à ne pas la torpiller dans une procédure ultérieure par des moyens juridiques, administratifs ou politiques. De trop nombreuses procédures d’adjudication complexes, longues et coûteuses ayant retenu des projets prometteurs sont réduites à néant parce que des groupes d’intérêt ou des représentants des autorités – alors même qu’ils participent aux procédures – se réservent le droit de faire opposition ou de déposer un recours à une étape ultérieure de planification ou d’autorisation et finissent par l’exercer.

L’architecture et l’urbanisme sont des interventions qui déploient leurs effets à l’échelle locale, parfois régionale, mais très rarement au-delà. Il convient donc de veiller au respect du primat du fédéralisme. C’est à la population locale qu’il revient de façonner l’espace dans lequel elle souhaite vivre. Elle a sa propre culture, connaît les lieux et son patrimoine culturel et réalise ses propres idées. Par conséquent, sa souveraineté doit être préservée, sa compétence décisionnelle respectée, et les questions de permis de construire et d’adéquation doivent être confiées en premier lieu aux communes et, le cas échéant, aux cantons. La tendance à attribuer toujours plus de compétences aux échelons supérieurs ou à s’arroger des compétences décisionnelles doit donc être freinée, voire inversée. Cela s’applique à la législation, aux inventaires et à la jurisprudence. Une décision telle que celle rendue dans l’affaire Ringling ne devrait pas se produire – le Tribunal fédéral a en effet refusé le permis de construire à ce projet de construction résidentielle en ville de Zurich, alors même qu’il résultait d’une mise au concours garantissant la qualité et arbitrée par un jury incontestablement compétent et largement soutenu. Cela vaut aussi pour les inventaires fédéraux, tels que l’ISOS, qui couvre 20 % de tous les sites construits de Suisse. S’ils ne déploient pas systématiquement un effet protecteur contraignant, les inventaires fédéraux sont néanmoins souvent invoqués pour arguer de la possible importance nationale d’un site.

Les procédures participatives impliquant un nombre aussi élevé que possible de parties prenantes dans la prise de décisions, en particulier les résidents et les citoyens intéressés, sont de plus appréciées. Elles permettent en effet de recueillir de bonnes idées et des préoccupations spécifiques qui, autrement, seraient passées à la trappe. Mais leur atout majeur réside dans le fait qu’elles créent une compréhension et une acceptation qui peuvent avoir un effet positif sur les processus politiques et juridiques ultérieurs et réduire les oppositions. Toutefois, les procédures participatives doivent être soumises à un contrôle très strict et requièrent une gestion très claire et habile, faute de quoi, elles risquent d’aller au-delà des objectifs souhaités, d’avoir l’effet contraire, voire d’empêcher les qualités visées.

Une participation citoyenne exige un engagement personnel. Le processus invite les citoyens à s’impliquer et à formuler des visions ou des souhaits, qui peuvent se muer en frustrations et provoquer des résistances lorsque qu’ils ne peuvent être pris en compte en raison de diverses contraintes. La multitude des visions exprimées et le réflexe politique compréhensible de chercher à satisfaire tout le monde tendent à diluer des concepts qui étaient à l’origine riches en potentiel et fondateurs d’identité. Les souhaits exprimés par les citoyens reflètent souvent des besoins immédiats et sont fortement influencés par le contexte et les tendances du moment. Or, comme elle marque le lieu et la vie pour plusieurs décennies, la planification urbanistique et architecturale doit adopter une approche stratégique et de long terme, source parfois de conflits difficiles à résoudre.

Il faut donc étudier avec soin l’opportunité de mettre en place une procédure participative, son timing et les questions sur lesquelles elle doit porter. L’expérience ayant montré que des procédures de concours structurées aboutissent aux meilleures solutions, des idées peuvent être développées dans le cadre de processus participatifs en amont de la définition des tâches pour être, dans la mesure du raisonnable, intégrées ensuite dans le programme du concours. A l’issue des procédures qualifiées, il peut s’avérer judicieux d’impliquer la population dans des questions spécifiques, notamment l’équipement et l’utilisation des espaces publics, en veillant à ne pas provoquer de débats sur les goûts et les couleurs et à ne pas saper l’idée originelle des auteurs du projet. La complexité des procédures de demande d’autorisation de construire s’est accrue au cours des dernières années et décennies sur fond d’exigences croissantes imposées aux bâtiments et de multiplication des normes, lois et ordonnances. De même, le nombre des intérêts légitimes a augmenté, entraînant dans son sillage une hausse du nombre des offices chargés des vérifications et des parties habilitées à formuler des oppositions. Il est à craindre que cette tendance se renforce, notamment en raison de la densification. Les coûts de ces procédures sont aujourd’hui considérables, tant pour le secteur privé et les entreprises que pour les cantons et les communes. Le prix économique ne peut plus être négligé, surtout au regard de l’allongement de la durée des procédures.

Wienfluss-Promenaden, Wien, 1:13 000
Herengracht, Amsterdam, 1:13 000

Le numérique au service de procédures d’autorisation plus efficaces

A l’ère du numérique, on peut donc légitimement se demander s’il ne serait pas possible d’accroître l’efficacité des procédures d’autorisation en réduisant les coûts et les délais. Cela vaut en particulier pour la phase durant laquelle la sécurité juridique de la capacité d’obtenir une autorisation n’est pas encore acquise en raison des possibilités de recours de tiers. Les outils numériques disponibles aujourd’hui recèlent en effet un potentiel considérable de gains d’efficacité, potentiel qui serait encore renforcé si l’on remettait en question et restructurait la procédure d’autorisation dans son ensemble.

Une structuration sensée et ciblée diviserait le processus d’autorisation en deux phases. La première traiterait de l’effet extérieur du projet de construction et de la possible violation d’intérêts juridiques des tiers. Elle se concentrerait sur des thèmes tels que la hauteur des bâtiments, les volumes, les utilisations, les accès, les émissions, voire les matériaux. Serait également analysée l’existence éventuelle d’un impact indu sur des monuments existants dignes d’être protégés ou sur la nature et le paysage. Ces questions peuvent avoir des incidences juridiquement reconnues sur des tiers et les habiliter à formuler des oppositions. Or, un recours, s’il est admis, peut conduire à la révocation d’une autorisation et entraîner la révision fondamentale d’un projet. La deuxième phase traiterait de l’effet intérieur, notamment de la sécurité, de l’hygiène de l’habitat et du bâtiment et de l’écologie. Ces aspects sont dans une large mesure régis par des normes et sont approuvés ou contestés lors de leur examen par les autorités compétentes. Le nombre d’opposants légitimes est alors beaucoup plus restreint et l’effet sur un projet de construction beaucoup plus faible. En examinant et validant d’abord l’effet externe dans le cadre d’une procédure structurée, un premier obstacle important pourrait être franchi plus rapidement et à moindre coût, apportant une sécurité juridique dans les domaines essentiels pour le public et le voisinage. Les demandes d’autorisation ne requerraient plus un niveau de justification et de détail aussi élevé qu’actuellement, ce qui réduirait massivement le risque d’une planification erronée voire inutile, mais aussi le délai s’écoulant jusqu’à la décision de construire. L’élaboration détaillée du projet aurait lieu au cours de la deuxième phase et servirait de base à l’examen de l’effet interne, par exemple pour l’ouverture à la construction.

Dans les deux phases, la numérisation peut apporter un soutien très précieux et améliorer considérablement l’efficacité et la qualité de la vérification. Concernant l’effet externe, les outils 3D permettent de présenter un projet dans un environnement numérique, grâce à la réalité virtuelle, voire d’intégrer le projet dans l’environnement réel, grâce à la réalité augmentée. Par le biais de ces technologies, chaque projet peut être examiné sous tous les angles, en simulant n’importe quelle heure du jour à n’importe quelle saison, avec la position correspondante du soleil – un atout indéniable pour mener des discussions fondées et examiner avec précision les intérêts en jeu. Les questions d’impact visuel, d’ombrage, de vue, etc. peuvent être appréhendées rapidement, sans aucune incidence financière. Si ces outils étaient mis à la disposition de tous, par exemple sur internet, on pourrait même envisager de renoncer à la mise en place de gabarits.

Le modèle 3D, plus détaillé, établi lors de la deuxième phase pourrait être utilisé pour un contrôle algorithmique des normes lors des vérifications internes, et se substituerait aux fastidieuses vérifications manuelles. Un ordinateur pourrait réaliser ces opérations de façon objective et exhaustive, rapidement et à moindres coûts. Il serait en mesure de comparer tous les aspects, normes et règlements et d’inventorier les conflits. Les technologies requises existent déjà et ne font même pas appel à l’intelligence artificielle, même s’il y a fort à parier que cette dernière apportera des gains supplémentaires considérables.

Kramgasse, Berne, 1:13 000

La densification : une chance historique

La densification ne doit pas être comprise uniquement en tant que stratégie ou mesure d’aménagement du territoire ou d’urbanisme purement axée sur la protection de la nature et du paysage. La densification représente une chance inestimable, à la fois sociétale, économique et politique, de réinterpréter notre milieu bâti et notre paysage, de faire évoluer notre culture du bâti, de créer de nouveaux lieux et de nouvelles villes agréables à vivre et de corriger certaines erreurs de planification. Pratiquée raisonnablement aux bons endroits, la densification offre naturellement la possibilité de créer, sous une forme mixte et sans subventions directes ou indirectes des pouvoirs publics, des logements aujourd’hui bien trop rares dans les centres urbains.

Ce serait là une occasion unique de faire renaître une culture de l’urbanisme et de tenir un discours qualifié, différencié et holistique sur l’état actuel et sur l’avenir, le rôle et l’aménagement des villes, quelle que soit leur taille, tout en clarifiant l’importance, le fonctionnement et le caractère des espaces publics, des routes, places et rives aménagées. Le savoir-faire existe, les exemples dans les villes suisses et européennes ne manquent pas. Des procédures s’inspirant du concours pour le Grand-Zurich devraient également être envisagées. A cet égard, le fédéralisme est une chance, car il favorise l’identification et la diversité des concepts et stratégies. Il n’existe pas de solution unique pour la multitude de lieux et la multitude des histoires qui les ont marqués.

Il faut un leadership, en particulier au sein des autorités politiques. La planification du milieu bâti et l’urbanisme sont des tâches régaliennes de longue haleine qui doivent survivre aux modes, aux courants éphémères et aux sensibilités. Elles doivent être pensées et mises en oeuvre au-delà des clivages politiques. Elles exigent un discours démocratique, mais ne peuvent réussir qu’à condition que des personnalités et des autorités politiques, au niveau communal et cantonal, s’engagent et s’exposent en faveur de ces idées, processus et concepts, acceptant aussi le risque d’un échec politique.

Plaza Mayor, Madrid, 1:13 000

Ouvrage standard de l'urbanisme

Les plans des pages 102 à 123 sont tirés de l’Atlas zum Städtebau, paru en 2018 chez Hirmer Verlag, Munich. Cet ouvrage en deux volumes édité par Vittorio Magnago Lampugnani, Harald R. Stühlinger et Markus Tubbesing présente une sélection de 68 rues, places, cours intérieures et promenades de villes européennes. La collection, conçue avec le plus grand soin, donne un aperçu tout à fait unique de l’urbanisme européen. Elle se veut une invitation à approfondir, adapter et développer cette culture dans son environnement d’aujourd’hui et de demain.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2019. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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