Un concours est-il nécessaire?

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  • Manfred Huber
  • Mario Marti
  • Markus Mettler
  • Sennen Kauz

La réalisation de projet intégrée est une nécessité incontestable. Mais faut-il un concours pour atteindre les objectifs en matière de fonctionnalités, de coûts, de qualité et de CO₂?

Mario Marti

docteur en droit, est avocat et managing partner du site bernois de Kellerhals Carrard, un cabinet d’avocats qui exerce ses activités dans toute la Suisse. Spécialisé en droit privé de la construction et en droit des marchés publics, il s’intéresse de près aux nouveaux développements dans l’économie de la construction. Depuis 2006, il dirige l’Union suisse des sociétés d’ingénieurs-conseils (suisse.ing).
→ kellerhals-carrard.ch

Les nouveaux modèles de collaboration – peu importe comment vous les appelez – sont une grande chance pour le secteur de la construction. Leurs éléments clés sont les suivants: l’attribution d’une prestation globale, des formes d’organisation intégratives, des systèmes de rémunération basés sur l’incitation et la culture de la collaboration. Avec son cahier technique 2065 intitulé «Planifier et construire en alliances de projet» qui paraîtra à l’été 2024, la SIA crée une base solide pour ces nouveaux modèles. Bien entendu, les modèles de collaboration visent à atteindre de manière optimale les objectifs du maître d’ouvrage. Les modèles d’alliance offrent les meilleures conditions à cet effet: dès le processus de sélection (d’habitude dans le cadre d’un dialogue), le mandant évaluera les futurs partenaires à l’aune de leur capacité à atteindre ses objectifs. Dans le cadre de la fixation des coûts cibles ainsi que de la mise en place du système de rémunération, le mandant définira ses objectifs financiers. Et avec des modèles d’incitation supplémentaires sous la forme de bonus récompensant l’atteinte (ou le dépassement) d’objectifs qualitatifs, par exemple dans le domaine de la durabilité ou de l’économie circulaire, le mandant peut mettre en avant ses exigences de qualité individuelles en les adaptant sur mesure aux besoins des partenaires.

Ces nouveaux modèles constituent un changement de paradigme. Désormais, les acteurs ne devront plus travailler dans leur coin en imposant, si nécessaire, leurs intérêts contre les autres partenaires. Un mode de travail intégré, une culture de collaboration axée sur le travail en équipe et un système de rémunération qui fait de tous les partenaires.

Manfred Huber

dirige l’Institut de construction numérique de la HES du Nord-Ouest de la Suisse. Après ses études à l’EPF de Zurich, il a tenu son propre bureau d’architecture et s’est penché en détail sur les nouveaux outils et méthodes intégrés. Jusqu’en 2022, il a présidé, à la SIA, les commissions SIA 2052 BIM et CH-BK 442 BIM. Dans l’enseignement et la recherche, il se concentre sur les formes optimisées de collaboration et la gestion de l’information.
→ fhnw.ch

Les concours constituent un bon moyen d’encourager des solutions innovantes. Mais pour parvenir au succès, il faut créer des conditions- cadres adaptées. Développée par les psychologues Richard M. Ryan et Edward L. Deci depuis 1970, la théorie de l’autodétermination montre des voies possibles: la nécessité de répondre aux besoins psychologiques fondamentaux en matière d’autonomie, d’acquisition de compétences et d’appartenance sociale a une influence décisive sur la résolution des tâches. Mais quel rapport avec la réalisation de projet intégrée et les concours?

Les objectifs sont importants. Ils servent à la compréhension commune et montrent la direction à suivre, voire les cibles à atteindre. Mais on confond souvent les objectifs avec les mesures, ou on les décrit de manière trop détaillée dans les phases précoces du projet. Les conflits d’objectifs sont alors inévitables et l’autonomie des partenaires impliqués est fortement limitée. Des systèmes d’incitation qui mettent l’accent sur les performances individuelles ou qui misent très fortement sur des facteurs de motivation extrinsèques rognent encore davantage sur l’autonomie des acteurs. Résultat: on obtient des solutions qui n’ont pas été développées selon la devise «best for project», mais qui pourront, au mieux, atteindre des objectifs ponctuels ou partiels.

Puisque les concours exigent des innovations, ils contiennent toujours une grande part de recherche et développement et encouragent du même coup le développement des compétences des participants. Mais des objectifs et des incitations mal définis freinent le développement des compétences. Il en va de même pour l’appartenance sociale. Si l’appartenance à une équipe n’est pas prioritaire, mais qu’on privilégie la performance individuelle, cela a d’autres conséquences négatives.

Fixons des objectifs concrets, adaptés à la phase du projet, exigeants, mais aussi réalisables. Organisons la participation aux concours de telle façon que les auteurs du projet bénéficient d’une autonomie maximale dans la recherche de solutions, qu’ils puissent développer des compétences supplémentaires et que l’appartenance sociale soit un aspect important de la collaboration. Et ne tenons pas compte uniquement des compétences techniques et des questions de prix lorsque nous évaluons les candidats, mais surtout de leur capacité à vivre ensemble, à développer des solutions de manière ouverte, transparente et commune. Nous encourageons ainsi une motivation intrinsèque aussi élevée que possible selon le principe «best for project».

Markus Mettler

est ingénieur civil diplômé EPF et titulaire d’un diplôme postgrade en gestion d’entreprise. En 2006, il est entré au service de Halter SA. Il a d’abord dirigé l’unité Développements. Il est ensuite devenu CEO de Halter SA en 2010, puis codétenteur de l’entreprise en 2015. Au début de l’année 2024, il s’est retiré de Halter SA et occupe désormais la fonction de délégué du Conseil d’administration du nouveau Halter Gruppe AG.
→ halter-gruppe.ch

Le secteur suisse de la planification et de la construction est marqué par le modèle selon lequel ce sont d’abord les planificateurs qui mènent le projet jusqu’à la constructibilité, et les exécutants qui assurent ensuite la mise en oeuvre. Cette césure se retrouve dans la procédure des concours. D’une part, les concours d’architecture demandent des propositions de projets sans objectifs de coûts et sans offres d’honoraires parce que le règlement de la SIA sur les honoraires demeure solidement ancré dans la pratique. D’autre part, dans les soumissions de planification et d’exécution, on exige des offres de prix nets pour des prestations prescrites de manière détaillée. Cela nuit à la force d’innovation de la branche, car on planifie d’abord sans savoir-faire en matière d’exécution, et qu’on exécute sans connaître la phase préliminaire de planification. Résultat: le secteur de la construction reste la lanterne rouge en matière de productivité dans tous les classements sur la compétitivité.

Si l’économie de la construction doit se transformer en une économie circulaire, il est impératif d’intégrer les exécutants dans les processus précoces de planification, car il est impossible de planifier selon les règles de l’économie circulaire sans connaître les produits concrets ni les processus de production et d’exécution.

Mais comment s’assurer que les maîtres d’ouvrage obtiendront des prix conformes au marché pour les tâches d’exécution de la part d’entrepreneurs qui participent dès le départ à la planification? Et ce, sans concours, mais avec une définition commune des coûts cibles, un «open book», une promesse «best for project» et un risque assumé par le maître d’ouvrage? Cela peut marcher dans certains cas, mais sûrement pas de manière générale. Il est préférable que les objectifs en matière de produits, de qualité, de CO₂ et de coûts soient définis de manière contraignante dès le début du projet, sur la base d’un descriptif fonctionnel et dans le cadre d’un concours mis en oeuvre de façon transparente.

Il en résulte une plus grande sécurité pour le maître d’ouvrage, un alignement des intérêts pour tous les acteurs impliqués et donc une meilleure culture du bâti. L’équipe intégrée lauréate est ainsi en mesure de mettre en oeuvre des innovations techniques, financières et temporelles placées en aval dans le processus d’ingénierie du CO₂ – en se basant sur des indicateurs concrets en matière de matériaux et d’exécution.

«Beaucoup de gens ont une idée de la destination, mais ils aimeraient l’atteindre en se promenant.» Attribuée à Goethe, cette citation revêt une actualité particulière dans le contexte de l’objectif de zéro net dans le secteur de la construction. Innovation «Oui», concurrence «Non»: tel est sans doute ici le souhait de l’auteur de cet aphorisme!

Sennen Kauz

a étudié les sciences de l’ingénieur à l’Institut supérieur franco-allemand de Sarrebruck (D). Il a obtenu un master en économie d’entreprise à Angers (F) et un MBA en gestion des marchés publics à Archamps (F), près de Genève. Depuis avril 2018, il est Executive Director et Head Real Estate Transactions / Development & Construction auprès de Swiss Life Asset Management AG à Zurich.
→ swisslife-am.com

La décision de faire appel ou non à un concours dans le cadre de la réalisation de projet intégrée dépend de différents facteurs, notamment des objectifs spécifiques du projet, des ressources disponibles et de l’expérience de tous les acteurs impliqués.

Nous avons un objectif commun à atteindre d’ici à 2050: la décarbonisation du parc immobilier conformément à la trajectoire de réduction du réchauffement climatique à 1,5 degré fixée par l’Accord de Paris. Vu la situation actuelle, atteindre cet objectif semble plus que compromis. D’une part, les ressources nécessaires font défaut dans la planification et la production. D’autre part, il existe trop de restrictions dans les processus d’autorisation et dans les processus politiques ainsi que des obstacles bureaucratiques qui entraînent des retards considérables.

Un concours peut contribuer à identifier les meilleures solutions et peut accroître l’incitation à innover. Il est toutefois aussi possible d’atteindre les objectifs par la collaboration et le consensus, donc selon un modèle de dialogue en partenariat, et ce, sans mettre en oeuvre une procédure formelle de concours. Il y a des décennies, l’industrie automobile a déjà montré la valeur ajoutée qu’on pouvait obtenir en appliquant la méthode du «supplier management» intégral. Dans l’immobilier, il faut aussi un changement radical de paradigme, une disruption qui doit adopter avec courage de nouvelles méthodes de travail.

La planification intégrale est une chance à saisir afin qu’une majorité d’acteurs puissent tirer parti des effets positifs des synergies. Grâce à une organisation de projet intégrale, pilotée de manière uniforme par un prestataire global, les différentes prestations et les divers partenaires de projet produisent un résultat collaboratif plus efficace.

Pour le maître d’ouvrage, pouvoir assumer avec efficacité sa responsabilité financière et fiduciaire implique que la planification soit pilotée par les coûts et par les exigences fonctionnelles, et non l’inverse. Dans un modèle «design to cost», on vise une collaboration en partenariat sans concours, basée sur le dialogue, ce qui réduit considérablement la durée du projet et ses coûts. La condition est que l’entreprise soit choisie sur la base de critères objectifs et que toutes les parties soient d’accord dès le départ sur les objectifs du projet.

Les critères objectifs se rapportent en priorité au projet et à son environnement. Il n’y a donc pas de recette miracle. Tout projet devrait être évalué sous l’angle de la situation du marché, du site concerné et des parties prenantes générales. Il s’agit moins des aspects techniques, mais plutôt de la capacité à aller chercher différents groupes d’intérêt et de les gérer de manière multidisciplinaire. Autre incitation pour le maître d’ouvrage: le fait que le mandataire ou l’entrepreneur ainsi que ses planificateurs sont prêts à fournir une prestation préalable jusqu’à une date fixée en commun, par exemple jusqu’au dépôt de la demande d’autorisation de construire. Ce qui peut être perçu à première vue comme une méthode un peu unilatérale a surtout pour but de piloter la planification de manière ciblée, efficace et conforme aux coûts. Pour l’entrepreneur, plus tôt on déposera une telle demande, et plus on réduira le temps où il n’encaissera aucune recette.

Les méthodes disruptives et les expériences issues d’autres secteurs peuvent aider à repenser les processus bien ancrés afin d’atteindre les objectifs ambitieux de la société (décarbonisation, disponibilité de logements, loyers abordables, etc.). Une réalisation de projet intégrée, sans concours et par le dialogue, devrait être mise en oeuvre en tant qu’alternative aux modèles actuels. Il ne s’agit pas de comparer, mais plutôt de promouvoir la diversité. En définitive, il faudrait choisir la méthode la mieux adaptée aux besoins et aux objectifs du projet concerné.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2024. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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