Integrated Project Delivery à tout prix?

Texte
Diego Frey
Film réalisé par drones
Tend SA
Production
heimoto

Le secteur de la construction et de l’immobilier cherche désespérément de nouveaux modèles de gestion de projet. Tout le monde connaît désormais la chanson du potentiel de conflit des modèles traditionnels fragmentés. Les parties prenantes s’accordent à dire que l’intégration de la planification et de l’exécution à un stade précoce présente de nombreux avantages. L’Integrated Project Delivery (IPD) figure en bonne place dans le palmarès des nouvelles approches intégrées de la gestion de projet. Mais avant de se prononcer sur cette méthode, il convient de jeter un coup d’oeil sur l’histoire de l’IPD en vue de son adaptation à notre environnement de projets.

L’IPD est né sur une plateforme pétrolière en mer du Nord

L’IPD a vu le jour au début des années 1990. A l’époque, l’entreprise pétrolière British Petroleum (BP) voulait construire une plateforme de forage en mer du Nord. Constatant qu’elle dépassait largement son budget avec le modèle classique d’approvisionnement et d’exécution, BP a cherché un nouveau modèle. BP était consciente qu’elle devait intensifier la collaboration avec les entreprises exécutantes et que cela impliquerait un changement radical des mentalités. Pour atteindre les objectifs de coûts ambitieux, une alliance de projet a été créée afin de garantir une véritable coopération entre tous les acteurs. Grâce à un système de bonus-malus et à la répartition de tous les risques du projet, toutes les parties prenantes étaient désormais liées contractuellement les unes aux autres. En outre, la rémunération des entrepreneurs était calculée en fonction de la réussite du projet, ce qui a permis à BP de réduire encore une fois considérablement les coûts visés et de raccourcir de six mois la durée de réalisation. D’autres projets d’infrastructure hautement complexes ont suivi en Australie et en Nouvelle-Zélande, pour lesquels ce même modèle a été utilisé. Des principes qui reposent sur l’égalité, l’unanimité, la responsabilité solidaire et une culture de projet commune avec des valeurs telles que l’ouverture, l’honnêteté, la transparence et la volonté de coopérer.

IPD est ainsi synonyme d’un modèle de gestion de projet qui représente la commande, la planification et la réalisation intégrées d’un ouvrage sous la responsabilité commune d’une équipe de projet, dans l’esprit d’une alliance avec les principales entreprises impliquées dans le projet. L’objectif principal est d’éviter les conflits d’intérêts dans les projets complexes et risqués de grande envergure. Pour garantir cela, l’IPD prévoit une large participation financière, technique et managériale du maître d’ouvrage au sein de l’équipe de projet. En parallèle, les parties impliquées dans le projet s’engagent entre elles à satisfaire aux exigences et à respecter le budget du projet par un contrat multipartite, un contrat d’alliance ou une société simple créée spécialement pour le projet.

Le système de rémunération mérite également d’être mentionné. Ce dernier se base uniquement sur les coûts de personnel et de matériel ainsi que sur une participation aux bénéfices en cas de réalisation des objectifs et de dépenses inférieures au budget. Conformément au principe de solidarité, la logique veut que tous les participants au projet gagnent ou perdent ensemble. Le système de rémunération des projets IPD outre-mer prévoit une rémunération en trois étapes, sous réserve de réalisation des objectifs de projet définis en commun : dans un premier temps sont rémunérés les coûts salariaux et matériels, dans un deuxième temps les frais généraux et enfin le bénéfice.

Diego Frey (40 ans) a rejoint Halter SA en 2007 en tant que directeur de travaux. Depuis 2021, il est responsable de l’ingénierie et directeur adjoint de Halter Prestations globales. Au cours des dernières années, il s’est formé à l’école des arts et métiers de Wetzikon, a obtenu un CAS en gestion de projet à la ZHAW et un MAS en gestion immobilière à la Haute école de Lucerne. La mise en place et le développement de l’ingénierie interne font partie de ses spécialités. Il est également coresponsable de l’extension continue de Halter Prestations globales dans le domaine de la régionalisation et de l’offre de prestations. En tant que membre du comité de Bâtir digital Suisse, il dirige un groupe de travail sur le thème du « traitement intégré des projets ». Diego Frey s’investit également dans l’association Branch Do Tank pour la révision des processus dans le secteur de la construction et de l’immobilier dans le domaine du design-build.

Une ascension rapide jusqu’à devenir le chouchou de la branche

Avec la notoriété croissante du modèle IPD au niveau international, et aussi grâce à son application en Europe, le modèle a été et est désormais envisagé par les professionnels en Suisse pour des projets moins complexes dans le génie civil et le bâtiment.

Le nombre des événements au cours desquels l’IPD et les projets à caractère IPD sont présentés et où les institutions de formation du secteur de la construction et de l’immobilier, les planificateurs et les entrepreneurs décrivent leurs premières expériences avec l’IPD, augmente actuellement. L’IPD y est volontiers présenté comme un éventuel remède miracle. Mais qu’en est-il vraiment ? Aujourd’hui, il existe en Suisse une poignée de projets qui sont planifiés ou réalisés avec certains éléments et principes IPD. On constate toutefois que la rédaction et, plus encore, la conclusion d’un contrat multipartite ou d’alliance ou la création d’une société simple spécifique au projet constituent un défi de taille. C’est pourquoi, en raison de la complexité et de l’immense travail initial, les projets menés jusqu’à présent ont en grande partie consisté à conclure des contrats bipartites à caractère IPD. En ce qui concerne le système de rémunération, différentes variantes sont retenues dans notre pays. En règle générale, les entrepreneurs sont indemnisés pour les frais généraux en plus des coûts salariaux et matériels, et ils peuvent même percevoir des parts de bénéfices à l’avance. La « cagnotte commune», qui doit couvrir les éventuels dépassements de coûts ainsi que les dépenses liées
aux défauts et aux dommages pendant la période de garantie avant la répartition des bénéfices, est ainsi réduite en conséquence.

L’IPD ne convient pas à tous les maîtres d’ouvrage

En Suisse, environ 33 milliards de francs sont investis chaque année dans la construction de bâtiments. Les immeubles collectifs occupent la première place avec un volume de 14 milliards de francs. Les maisons individuelles arrivent en deuxième position avec un volume d’environ 4,5 milliards de francs. Le volume moyen des projets s’élève à environ 1,6 million de francs pour l’ensemble des quelque 21 000 projets de construction. Dans le domaine du génie civil et de la transformation, les volumes moyens des projets sont encore plus bas, avec respectivement 490 000 francs et 125 000 francs. Des projets générationnels d’envergure tels que Cargo Sous Terrain, un nouveau tube pour le tunnel routier du Saint-Gothard ou la nouvelle construction de l’hôpital universitaire de Zurich ont un caractère unique et sont par ailleurs exposés à des années d’incertitude, notamment sur le plan politique. La majorité des projets réalisés dans notre pays sont donc très éloignés des grands projets complexes et coûteux pour lesquels le modèle IPD a été initialement développé au niveau international.

Outre la question de savoir si un projet se prête à l’IPD, chaque maître d’ouvrage doit évaluer s’il est lui-même prêt et capable de gérer un projet complexe et dans quelle mesure cela répond à ses intérêts et à ses objectifs. Le passage du rôle de donneur d’ordre à celui de membre et gestionnaire d’une équipe de projet présuppose d’une part une très grande compétence technique – car le maître d’ouvrage partage les décisions relatives au mode d’exécution et assume ainsi une coresponsabilité – et d’autre part, l’IPD exige également un engagement consi- dérable en termes de temps sur l’ensemble de la durée du projet. Les participants au projet sont incités par les modalités contractuelles à rester en dessous des coûts cibles. Mais dès lors que la « cagnotte » est épuisée, les éventuels dépassements de coûts restants sont à la charge du maître d’ouvrage. Ainsi, la question de savoir comment définir les coûts cibles au début du projet devient essentielle. Dans la mesure où cela se fait sans concurrence de prix, le maître d’ouvrage doit être à même d’évaluer les coûts, que ce soit sur la base de sa propre expérience du marché ou sur la base des données de référence auxquelles il a accès.

Des approches précieuses pour une démarche globale

L’Integrated Project Delivery peut être considérée aujourd’hui comme une stimulation importante pour la réorientation de la gestion de projet dans le secteur suisse de la construction. Le modèle de gestion de projet offre des approches précieuses, notamment en ce qui concerne une nouvelle culture d’équipe de projet et une démarche globale.

La structure contractuelle exigeante et le système de rémunération qui ne permet aux partenaires de toucher les bénéfices que bien plus tard devraient toutefois être examinés d’un oeil critique en cas d’adaptation à des projets moyennement complexes. Le marché connaît déjà des modèles de développement intégrés et entrepreneuriaux tels que le design-build, qui permettent une approche globale et partenariale similaire, mais qui devraient davantage répondre aux exigences de nombreux maîtres d’ouvrage en ce qui concerne la tarification orientée vers le marché et la gestion des risques.

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2022. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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