Evaluation immobilière – sens ou non-sens ?

Texte und Graphique
Philipp Schelbert

Le marché de l’immobilier suisse continue de retenir l’attention des investisseurs avec des prix en hausse depuis maintenant plusieurs années. Les évaluations de biens immobiliers suscitent dès lors un intérêt croissant, d’une part chez les acteurs du marché des transactions et d’autre part dans le cadre de l’évaluation de bilan annuelle des biens en portefeuille.

Le passage à l’évaluation à la valeur de marché, dont les débuts remontent à une vingtaine d’années, s’explique par la modification des prescriptions en matière d’établissement des comptes avec l’abandon des réserves latentes au profit des valeurs réelles. Si, en principe, rien ne devrait s’opposer à ce noble concept, sa mise en oeuvre est loin d’être aussi simple. En effet, les nombreux exemples d’écarts entre la valeur de marché estimée et le prix effectivement payé dans les transactions immobilières, mais également les divergences entre les évaluations de biens nouvellement acquis et les évaluations de bilan récurrentes des biens en portefeuille, montrent que la réalité est tout autre. Dans les deux cas, les différences peuvent être considérables et appellent des explications. Mais il serait injuste de tenir les évaluateurs comme seuls responsables de cette situation.

La valeur de marché

Le concept de valeur de marché paraît simple et clair. Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, force est de constater que les choses sont bien plus vagues et nébuleuses que nous les imaginions. La seule certitude est que la formule selon laquelle la valeur de marché correspondrait à la valeur « pouvant être réalisée » domine les définitions couramment admises. Cette interprétation laisse place à de nombreuses incertitudes et possibilités d’interprétation. Il n’est donc pas surprenant qu’un désaccord existe, même entre les experts, sur ce qui caractérise réellement la valeur de marché. Selon la situation, on invente ou on utilise alors l’interprétation la plus appropriée.

Pour illustrer ce constat, prenons l’exemple anonymisé d’une transaction réelle. Le graphique ci-après montre les offres fermes élaborées par des investisseurs professionnels de renom pour un immeuble commercial « Trophy » idéalement situé dans l’une des plus grandes villes de Suisse. Plusieurs questions se posent ici : quelle valeur un évaluateur devrait-il attribuer à ce bien et définir comme valeur de marché ? Quelle valeur un donneur d’ordre attend-il de son évaluateur dans le cadre de la transaction en question ? S’agit-il du prix maximal, de la valeur moyenne, de la médiane ou d’une autre valeur ? En partant du constat selon lequel une valeur de marché implique un marché, défini comme point de rencontre entre l’offre et le demande, il semble évident que cette valeur peut difficilement correspondre au prix maximal. Car si l’acheteur se désiste lorsque la valeur est de 100, ou bien qu’il exprime son intention de revente après l’achat, le marché n’existe plus à ce prix. On peut donc supposer que la valeur de marché ne correspond pas au prix maximal qu’il est possible d’atteindre, mais au consensus supérieur des acteurs du marché, soit une valeur approximative de 90 dans le présent exemple.

Offres fermes élaborées par des investisseurs professionnels pour un immeuble commercial «Trophy» en Suisse.

Bien entendu, la mission et l’objectif de n’importe quel gestionnaire de transaction ou vendeur consiste à atteindre la valeur maximale. Mais établir la prévision de cette valeur ne peut en aucun cas relever de la responsabilité de l’évaluateur. Il est également important de garder à l’esprit que les évaluations sont (ou devraient être) basées sur des observations de marché et sur les estimations qui en découlent à la date de référence. Par conséquent, les évaluations de marché sont par définition rétrospectives et inévitablement en retard sur le marché, dans les périodes favorables comme celles plus difficiles. On ne peut pas attendre de l’évaluateur qu’il anticipe les évolutions futures du marché dans le cadre des évaluations à la valeur de marché. Cela peut et doit être fait sur la base de calculs de scénarios.

Cette déclaration est en contradiction avec les besoins de l’investisseur, désireux de faire aboutir le processus de transaction à la valeur la plus élevée possible, notamment en raison des nombreux comités de placement en attente d’une évaluation correspondante. Elle semble également entrer en contradiction avec la loi sur les fonds de placement, dans laquelle il est précisé à plusieurs reprises que les véhicules de placement soumis à la loi sur les placements collectifs (LPCC) ne peuvent pas réaliser d’achats s’ils ne disposent pas d’une évaluation au moins aussi élevée que le prix d’achat. En étudiant le problème de plus près, il semblerait qu’il existe, du moins ici, une certaine latitude en la matière. En effet, l’art. 92, al. 4, de l’ordonnance sur les placements collectifs (OPCC) indique que la direction de fonds est tenue « d’exposer à la société d’audit les motifs des ventes effectuées au-dessous de la valeur d’estimation et des acquisitions conclues au-dessus de cette dernière ». Si dans le cas d’une vente, il est souvent fait référence au marché, une « discussion » avec l’évaluateur est privilégiée dans le cas d’une acquisition.

Nous nous retrouvons donc à nouveau face à un dilemme. L’évaluateur est censé fournir une valeur à l’investisseur intéressé par l’achat, ce qu’il est bien souvent incapable de faire en s’appuyant sur ses seules données et observations de marché. Une plus grande fermeté de la part des acheteurs, mais aussi des évaluateurs, pourrait ici permettre de faire avancer les choses. D’autant plus qu’un calcul d’investissement, c’est-à-dire une évaluation à des fins d’acquisition, ne correspond pas en soi à une évaluation à la valeur de marché. Il est donc fréquent que les réflexions sur les investissements soient influencées par des facteurs difficiles ou impossibles à quantifier, mais ayant un impact sur la décision d’investissement. Investir devrait être une décision entrepreneuriale consciente, sur laquelle l’intuition peut parfois également avoir une influence. Les évaluations jouent un rôle important, sous la forme de calculs de scénarios davantage qu’avec des tours de force prétendument précis. Le régulateur serait bien inspiré d’en prendre acte et de laisser, sans aucune restriction, les décisions d’investissements aux décideurs respectifs, chargés ensuite de les représenter auprès de leurs investisseurs. La protection des investisseurs peut également être mal comprise et conduire à de mauvaises incitations ou actions.

Le dilemme du rendement brut

Un autre problème découle de la comparabilité très limitée des évaluations entre elles et de leur comparaison avec le marché dans son ensemble sans connaissance approfondie et détaillée des hypothèses qui les soustendent. Le marché immobiliser suisse est caractérisé par un degré relativement élevé de non-transparence, les prix des transactions n’étant pas rendus publics, tout comme d’autres informations importantes. Par conséquent, les rendements initiaux bruts sont le seul indicateur pouvant être observé de manière raisonnablement fiable sur le marché. Malheureusement, cet indicateur n’est guère pertinent en lui-même, comme le montre le graphique ci-dessous.

Le rendement initial brut n’est pas un indicateur particulièrement pertinent en lui-même.

Selon que le bien immobilier est loué au-dessus du prix du marché (« overrented »), qu’il dispose d’un potentiel d’augmentation de loyer (« underrented ») ou qu’il doit faire l’objet d’importantes réparations (« capex »), la valeur de marché présente des différences majeures, malgré des hypothèses par ailleurs tout à fait identiques, et les rendements initiaux varient pour le même loyer réel. A la lumière des détails fournis, des rendements initiaux bruts très différents peuvent être considérés comme plausibles. Ainsi, si le rendement initial brut de 5,2 % indiqué dans le tableau est loin d’être une aubaine, un rendement initial brut prétendument faible de 3,1 % semble, en toute connaissance de cause, parfaitement logique.

Evaluations des flux de trésorerie actualisés

Aujourd’hui, les évaluations réalisées à l’aide d’un modèle de flux de trésorerie actualisés (ou Discounted Cashflow Model, DCF) sont largement répandues. Compte tenu des difficultés et des insuffisances évoquées précédemment, on peut légitimement se demander à quoi peuvent bien servir tous ces efforts, et si une capitalisation simple et rapide ne serait pas suffisante. Les évaluations DCF ne sont a priori ni bonnes ni mauvaises. Finalement, leur seul but est d’essayer de décrire la réalité, autrement dit la valeur de marché d’un bien immobilier. Les évaluations DCF présentent toutefois un avantage crucial par rapport à des méthodes plus simples telles que la capitalisation nette ou la capitalisation brute : en raison de leur plus grande complexité et de leur niveau de détail approfondi, elles obligent l’évaluateur à examiner de près le bien immobilier, le marché de la location et le marché des transactions.

En définitive, l’évaluation DCF, comme toute autre évaluation, est une projection sur l’avenir et donc un pari contre l’avenir. Il semble presque évident qu’il n’existe ici pas d’évaluation correcte ou incorrecte, mais plutôt d’évaluation plausible ou invraisemblable. Dans la pratique, des hypothèses très différentes peuvent (ou devraient) conduire à des résultats tout à fait similaires, à condition que les modèles soient calibrés en conséquence sur les données de transactions relativement rares dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises.

Taux d’actualisation et modèle

Dans un souci d’exhaustivité, il convient de noter que le taux d’actualisation ne constitue pas une variable indépendante ni même observable, mais qu’il est étroitement lié au modèle d’évaluation. Pour illustrer ce mécanisme, prenons l’exemple suivant : alors que l’évaluateur A anticipe une augmentation annuelle continue des revenus locatifs – exprimés dans le modèle à deux phases basé sur le modèle de croissance des dividendes par un facteur de capitalisation réduit par le taux de croissance – l’expert B affirme que, selon lui, l’avenir demeure teinté d’incertitudes diverses et variées concernant la rentabilité et la croissance des loyers. Du point de vue de B, une croissance régulière des loyers dans la phase de sortie n’est donc pas justifiée. Il la neutralise en raison des incertitudes, le risque plus élevé se traduisant, dans son estimation, par une majoration correspondante dans le taux d’actualisation. Ces deux hypothèses de modèle ne semblent ni justes ni fausses, mais restent tout à fait défendables. Si les deux évaluateurs venaient à émettre les mêmes hypothèses, notamment en ce qui concerne les loyers du marché, le taux de logements vacants, les coûts d’exploitation, d’entretien et de réparation, ils devront alors inévitablement utiliser des taux d’actualisation différents pour parvenir au même résultat – dans ce cas la même valeur de marché.

Un modèle est un modèle et doit être calibré en conséquence afin de rendre compte de la réalité le plus fidèlement possible lors du contrôle a posteriori. C’est ainsi que la boucle est bouclée. Le seul élément qui soit comparable dans des évaluations sans informations plus détaillées est le rendement initial brut qui en résulte, et non le taux d’actualisation. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, les rendements initiaux bruts ont leur propre histoire et ne sont pas directement comparables sans une connaissance détaillée des évaluateurs. Dans ce contexte, il convient également de préciser que le taux de rendement interne (TRI) ne constitue pas un indicateur approprié. En effet, le TRI – du moins dans le cas d’un taux d’actualisation constant – n’est par définition rien d’autre que le taux d’actualisation. Il est donc prédéfini par l’évaluateur.

Il apparaît dès lors inévitable d’apprécier les évaluations dans le contexte de leurs hypothèses et, en fin de compte, de les considérer comme ce qu’elles sont dans le meilleur des cas : une estimation basée sur l’état actuel des connaissances et donc soumise aux incertitudes et marges de variation correspondantes.

Philipp Schelbert (52 ans) a rejoint Tend AG en novembre 2019 et est responsable des transactions immobilières en tant que membre de la direction. Il a auparavant travaillé pour diverses sociétés de conseil. Grâce à ses nombreuses années d’expérience dans ce domaine, il possède un savoir-faire approfondi en matière de transactions immobilières, de portefeuilles immobiliers et de sociétés immobilières, de préparation et d’analyse d’évaluations de biens immobiliers ainsi que de conseil relatif au Real Estate et à la Corporate Finance. Philipp Schelbert est titulaire d’un diplôme d’ingénieur civil de l’EPF et d’un diplôme postgrade en gestion d’entreprise (MAS ETH MTEC). Avant de terminer ses études de cycle postgrade et de se lancer dans le secteur du conseil en 2001, il a travaillé un certain temps comme ingénieur civil dans le domaine de l’ingénierie des structures. Marié et père d’un fils de 11 ans, c’est également un sportif amateur passionné.

www.tend.ch

Cet article est publié dans l'édition imprimée KOMPLEX 2021. Vous pouvez commander ce numéro et d'autres gratuitement ici.

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